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Oh ! sans cesser de les dominer de la hauteur de son génie, je le veux bien ; mais enfin, il leur ressembla. Son olympisme ne fut que leur égoïsme devenu conscient et réfléchi, — raffiné, élevé par l’intelligence à une puissance supérieure. Il l’ennoblit, si j’ose dire, par l’admiration qu’il en professa, car il y a plusieurs manières de porter ses vices ou ses vertus : on peut être, par exemple, d’une bonté honteuse et timide, ou fière et très sûre d’elle-même ; il y a de sordides avares et d’autres qui, l’âme aussi cupide, gardent cependant une mesure relative ; il y a des luxurieux qui déplorent leurs péchés et d’autres qui s’en font gloire, — et l’on est toujours près d’excuser ceux-ci. Gœthe se fit donc une théorie de son égoïsme, une théorie à la fois raisonnée et poétique, savante et spécieuse : c’est ainsi qu’il la changea en olympisme.

C’est cet olympisme qui donne le ton aux Mémoires.

Quand, simples gens que nous sommes, nous évoquons nos souvenirs d’enfance et de jeunesse, nous y mettons une certaine bonhomie ; ils viennent à nous en se poétisant d’eux-mêmes, pour ainsi dire, sans que notre intelligence ou notre imagination se mettent en frais pour les embellir. Le moins « bonhomme » des grands écrivains, Renan, n’a point échappé à cette espèce de suggestion. Elle est naturelle, elle tient à l’abandon, au laisser aller où nous entraîne le spectacle des choses lointaines dont nous avons été les auteurs, à l’étonnement, souvent naïf, que nous éprouvons en présence des êtres successifs dont la mobilité a fait notre âme. Ces « moi » des temps anciens nous émeuvent et nous troublent ; nous avons pour eux l’indulgence qu’on a pour les morts ; nous parlons d’eux sans apprêt, comme il convient de parler de personnes inoffensives dont il est également inutile de voiler les faiblesses et de censurer trop sévèrement les erreurs. Les attaches avec eux sont rompues, et pourtant elles nous retiennent encore. Ils sont à peine plus « nous » que les obscurs ancêtres dont les passions, les maladies, les vices ou les vertus gouvernent en partie notre existence qu’ils ont préparée ; mais ce sont des ancêtres que nous avons connus, — de chers ancêtres qui nous inspirent, à travers les années, une bienveillance attendrie. Si nous ne les voyons pas tels qu’ils furent, du moins ne les violentons-nous pas pour les étirer ou les rétrécir au niveau de ce que nous sommes devenus dans notre maturité. Or il n’y a, dans Vérité et Poésie, aucune trace de cette candeur, de cette naïveté, de cette sincérité : si Gœthe rappelle son passé, il sait pourquoi et comment. Nous avons vu le pourquoi : il voulait expliquer ses œuvres. Voyons le comment.