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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/46

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Dans la seconde partie de sa vie, Goethe s’est dégagé, on le sait, de toute croyance religieuse. Mais dans la première, sous l’influence d’une amie de sa mère qui s’appelait Mlle de Klettenberg, il avait traversé une période de mysticisme. Or, il semble que, plus que d’autres, les sentimens religieux que nous avons une fois éprouvés, aient dû nous profondément émouvoir. Nos croyances ont été, de nous-mêmes, la partie la plus vivace et la plus intime. Le « roman de l’infini » que nous nous sommes un moment construit, alors même qu’il n’est plus pour nous qu’un livre fermé et démodé, ne peut nous devenir indifférent : il gouverne notre vie morale, il lui donne sa couleur, il détermine son intensité. Lisez, je vous prie, cette page :


Les entretiens de Lavater et de Mlle de Klettenberg me parurent très remarquables et d’une grande conséquence. Deux chrétiens convaincus se trouvaient en présence l’un de l’autre, et l’on put voir clairement combien la même croyance se modifie selon les sentimens des personnes. On répétait sans cesse, dans ces temps de tolérance, que chacun a sa propre religion, sa propre façon d’honorer Dieu. Sans partager complètement ce point de vue, je pus remarquer, dans le cas particulier, qu’il faut aux hommes et aux femmes un Sauveur différent. Mlle de Klettenberg considérait le sien comme un amant auquel on se donne sans réserve, dans lequel on met toute sa joie et son espérance et à qui Ton confie, sans réfléchir ni hésiter, le destin de sa vie ; Lavater, lui, traitait le sien comme un ami sur les traces duquel on marche avec dévouement et sans envie, dont on reconnaît les mérites et que l’on s’efforce par conséquent d’imiter et même d’égaler. Quelle différence entre les deux directions selon lesquelles s’expriment, en général, les besoins spirituels des deux sexes ! C’est là aussi ce qui peut expliquer que les hommes au cœur tendre se tournent vers la Mère de Dieu, lui vouent, à l’exemple de Sannazar, leur vie et leur talent, comme au type de la femme vertueuse et belle, et n’aient fait que jouer en passant avec l’Enfant divin.

Les relations mutuelles de mes deux amis et leurs sentimens l’un pour l’autre ne me furent pas seulement connus par les conversations auxquelles j’assistai, mais aussi par les confidences que tous deux ils me firent. Je n’étais jamais complètement d’accord ni avec l’un ni avec l’autre, car mon Christ avait aussi moulé sa forme particulière selon celle de mon esprit. Et comme ils ne voulaient nullement admettre le mien, je les tourmentais par toute sorte de paradoxes et d’exagérations ; puis, quand je les voyais s’impatienter, je m’éloignais avec une plaisanterie.


Ce ton détaché pourrait être de la frivolité, dont nous ne serions point tentés de nous offusquer et dont il serait injuste d’exagérer la portée. Mais c’est autre chose : c’est la révélation même de la méthode que Gœthe adapte à son ouvrage : il appelle devant lui tous les élémens qui ont concouru, dans leurs rapports successifs, à l’élever à la hauteur où il est parvenu ; et, peut-être pour se grandir encore, il les diminue et les rapetisse.