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l’esprit. » C’est Saint-Évremond qui parle ainsi. Il faut avouer qu’on ne pouvait apercevoir le danger avec plus de clairvoyance et le signaler avec plus de bonheur d’expression. Les difficultés créées à la tragédie par l’opéra, voilà ce qui est capital. Les deux genres se touchaient de trop près pour ne pas exercer l’un sur l’autre de continuelles réactions. De plus, en développant dans le public certaines exigences l’opéra allait forcer la tragédie à dévier de sa route. Pour saisir la réalité de cette influence il n’est pas besoin de s’adresser, comme on le fait ordinairement, aux écrivains de second ordre, et de montrer qu’un Crébillon ou un Lagrange-Chancel entendent l’amour précisément à la façon de Quinault. L’exemple de Racine est d’une bien autre portée. On a pu discerner jusque dans Phèdre l’influence d’un art rival[1]. Elle éclate avec évidence dans Esther et Athalie. Les contemporains ne se trompaient qu’à demi quand ils allaient annonçant avec Dangeau que Racine travaillait à un opéra dont le sujet était Esther et Assuérus. Dans Athalie il ne suffit pas de montrer la place faite aux chœurs, l’importance donnée au décor et à la figuration, le changement à vue du dernier acte ; c’est le drame tout entier qui est imprégné de lyrisme, c’est l’action elle-même qui est « merveilleuse », le principal ou le seul acteur étant la toute-puissance divine qui change les volontés, égare les esprits, dirige les événemens vers une catastrophe marquée de toute éternité. Comme il est un poète de génie, Racine remonte de Quinault à Sophocle et retrouve la véritable tradition de la tragédie antique dont l’opéra n’était qu’une déviation ou une contrefaçon. Il n’en reste pas moins qu’il s’écarte sensiblement du système qui était celui de la tragédie classique, et qu’il y apporte des beautés d’un ordre qu’elle ne comportait pas. Pour lutter contre l’opéra, un Racine peut lui emprunter ses propres instrumens et en tirer des effets imprévus. Mais c’est ce qu’il est seul capable de faire. Les autres, afin de soutenir une trop rude concurrence, mettront au service de la tragédie des ressources qui chaque fois en altèrent davantage la pureté. Ils y feront entrer tour à tour le romanesque, la terreur, la sensiblerie, l’extraordinaire, le pittoresque. C’est dire qu’ils déferont peu à peu l’œuvre de Corneille et de Racine.

En fait, le principe même de l’opéra est en contradiction avec le principe de la tragédie. Quand M. Romain Rolland nous dit que « d’elle-même la tragédie française marchait vers l’opéra », je ne sais trop comment il l’entend ; ou plutôt la façon dont il s’explique prouve que l’idée qu’il se fait de la tragédie est à peu près celle qu’en ont jadis accréditée les romantiques. « Ses dialogues balancés, dit-il, ses périodes cadencées, ses phrases qui se répondent, ses nobles proportions, la

  1. Cf. Brunetière, les Époques du théâtre français, VII.