hanter le sommeil du héros endormi. Ce n’est plus dans une métaphore, c’est sur la scène, grâce à une machine ingénieuse que la croupe des monstres se recourbe en replis tortueux. La curiosité seule est éveillée. Le regard est amusé, l’oreille est charmée. À mesure que nous nous abandonnons à ce charme enveloppant de la musique, l’esprit perd davantage la maîtrise de soi, l’énergie se dissout comme à un contact voluptueux ; du cerveau l’émotion est descendue dans cette partie de nous-même où ne pénètre pas l’analyse, dans la région des sentimens obscurs, inconsciens, qui confine au monde de la sensation. — Telle est exactement la différence. Le plaisir de la tragédie était tout intellectuel ; le plaisir de l’opéra est presque uniquement sensuel.
L’auteur de l’Histoire de l’opéra nous promet qu’il nous montrera quelque jour comment au XVIIIe siècle la tragédie s’est transformée sous l’action de l’opéra. Pour compléter son étude, il devra la pousser jusqu’au moment où la tragédie devient le drame romantique. Entre les influences qui ont amené la constitution du drame de Victor Hugo, on en a signalé plusieurs qu’on a été chercher fort loin ; je ne sais si aucune autre a été plus réelle que l’influence voisine de l’opéra. Le drame concentré autour de l’aventure amoureuse des deux « premiers rôles, » l’amour empruntant aux harmonies de toute la nature son orchestration, l’impulsion remplaçant l’activité réfléchie, l’action des causes extérieures se substituant à la volonté, l’invraisemblance des événemens le disputant à l’absurdité des sentimens, la raison abdiquant devant la musique des vers, la somptuosité de la mise en scène, la séduction du décor et du costume, — c’est Hernani et c’est Ruy Blas. En sorte que si l’opéra a tué la tragédie, ç’a été pour installer à sa place une forme de théâtre à qui il ne manquait que d’être viable. Et enfin si le drame en vers est aujourd’hui chez nous un genre mort, et qu’en ces derniers temps on s’est vainement essayé à ranimer, la faute n’en est-elle pas au voisinage trop redoutable de l’opéra ? Les poètes ont beau prodiguer l’éclat des images, l’image la plus colorée semble terne auprès de la vision elle-même de l’objet. La sonorité des rimes ne s’entend plus auprès du tapage de l’orchestre. Tel est, au point de vue littéraire, le bilan de l’opéra. Sans avoir provoqué chez nous aucune œuvre de quelque valeur il a été pour les autres genres dramatiques le pire dissolvant. La valeur musicale des œuvres que nous lui devons a-t-elle été d’ailleurs une suffisante compensation ? Je n’ai pas qualité pour le décider. Je me borne à remarquer qu’on est en droit d’exiger beaucoup de lui en songeant à ce que valait ce qu’il nous a fait perdre.
RENE DOUMIC.