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renouvellement est-il plus sensible encore qui s’opère, au même instant, dans les mœurs et dans les idées. Ouvrez une revue, un journal anglais. Il n’y est question que de la nouvelle critique, du nouveau roman, et de vingt autres nouveautés dont quelques-unes vraiment assez imprévues. Je serais fort en peine, par exemple, de déterminer en quoi la nouvelle critique diffère au juste de l’ancienne ; mais le fait est qu’elle existe, et je n’en veux pour preuve qu’un long article publié dans la New Review de juin par M. Runciman, avec, en manière d’épigraphe, cette pensée du Dr Johnson : « La civilité réciproque des auteurs est une des scènes les plus risibles de la grande farce qu’est la vie. » La nouvelle critique consisterait-elle, suivant cette devise, à rompre avec les fâcheuses traditions de la courtoisie entre auteurs, pour revenir aux vieilles habitudes de franchise qui, bien plus encore que sa critique même, ont rendu immortel le Dr Johnson ? M. Runciman, en tout cas, ne ménage point les dures vérités à ceux qu’il appelle les « vieux critiques ». A l’un d’eux il reproche (j’oubliais d’ajouter qu’il s’occupe seulement de critique musicale) son inaptitude à jouer du piano, à l’autre le retard qu’il a mis à deviner le génie de M. Paderewski, à un troisième son peu de variété dans le choix de ses métaphores. Ou plutôt je m’aperçois que c’est lui-même qui accuse les « vieux critiques » de manquer de civilité à l’égard des « nouveaux » : mais ceux-ci, comme on voit, sont hommes à rendre la pareille.


Il me serait plus facile de définir le nouveau roman : car sur ce point ce n’est pas un seul article, mais au moins une dizaine que je pourrais consulter, tous parus dans les revues anglaises de ces mois derniers. Le nouveau roman anglais diffère surtout de l’ancien en ce qu’il est sexualiste. Le mot est nouveau, lui aussi ; mais au train dont on l’emploie il aura vite vieilli. Il désigne, autant que j’ai pu le comprendre, une littérature où une grande part est faite aux particularités des sexes, et aux problèmes divers, physiologiques, moraux, et sociaux, qui résultent de l’organisation dissemblable de l’homme et de la femme. Le sexe, c’est en effet le seul sujet où paraissent s’intéresser désormais les lecteurs anglais. « Qu’un écrivain, dit Mrs Crackanthorpe dans la Nineteenth Century, qu’un écrivain produise aujourd’hui un roman ou une pièce traitant d’autre chose que des phénomènes moraux qui caractérisent l’homme et la femme : et si exquis que soit son style, si profonde et subtile son émotion, si délicate sa fantaisie, le public, d’un commun accord, rejettera son œuvre. »

Aussi romanciers et dramaturges ne traitent-ils que de ces phénomènes : et l’on entend bien qu’ils n’y mettent pas la discrétion des écrivains d’autrefois. Car à dire vrai, Dickens aussi, et Thackeray, traitaient des « phénomènes moraux » qui caractérisait l’homme et la