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La mer était si calme, l’air était si calme que la vie paraissait suspendue. Une claire couleur d’indigo s’étendait uniformément sur toutes choses.

Hippolyte était rentrée et s’était jetée sur le lit. George était resté dans la loggia, assis sur une chaise. Tous deux souffraient, et ils ne pouvaient pas se dire leur peine. Le temps coulait.

— Tu m’as appelé ? demanda George qui croyait avoir entendu son nom.

— Je ne t’ai pas appelé, répondit-elle.

— Que fais-tu ? Tu t’endors ?

Elle ne répondit pas.

George se rassit, ferma les yeux à demi. Sa pensée retournait toujours vers la montagne. Dans ce silence, il sentait le silence du jardin solitaire et abandonné où les petit cyprès, hauts et droits, se dressaient immobiles vers le ciel, religieusement, comme des cierges votifs ; de ce jardin où par les fenêtres des chambres désertes, restées intactes comme des reliquaires, descendait une religieuse douceur de souvenirs.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage empreint d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

« Oh ! pourquoi, disait-il à Démétrius, pourquoi n’ai-je point obéi à ta suggestion, la dernière fois que je suis entré dans les chambres où habite encore ton esprit ? Pourquoi ai-je voulu faire un nouvel essai de la vie et me couvrir de honte à tes yeux ? Comment ai-je pu m’égarer à poursuivre la possession sûre d’une autre âme, alors que je possédais la tienne, alors que tu vivais en moi ? »

Après la mort physique, l’âme de Démétrius s’était préservée dans le survivant, sans diminution aucune ; elle y avait même atteint et gardé son intensité suprême. Tout ce qui, dans la personne vivante, se dépensait au contact de ses semblables ; tous ses actes, tous ses gestes, toutes ses paroles semées dans le cours du temps ; toutes les manifestations diverses qui déterminaient le caractère spécial de son être en rapport avec les autres êtres ; toutes les formes, constantes ou variables, qui distinguaient sa personnalité parmi les autres personnalités, qui faisaient de lui un homme à part dans la multitude humaine ; bref, tout ce qui différenciait sa vie propre parmi les autres vies, tout s’était ramassé, circonscrit, concentré dans l’unique attache idéale qui liait le défunt au survivant. Et le divin ostensoir conservé au Dôme de la ville natale semblait consacrer ce haut mystère : Ego Demetrius Aurispa et unicus Georgius filius meus.