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un insupportable mélange de pédantisme et de prétention, de sotte gravité et d’affectation de folie. Ce ne fut qu’une crise, je le veux bien ; mais une telle crise ne manque pas d’importance dans le « développement » d’un homme : pourquoi donc en supprimer ou en atténuer outre mesure le récit ?

Bien plus significatifs encore, à ce point de vue, sont les récits des aventures sentimentales qui fleurissent les Mémoires. Toutes sont présentés sous les couleurs les plus poétiques, que pendant longtemps on a cru vraies, et qui d’histoires assez banales ont fait de pures idylles ou de frais romans. Marguerite, Annette, Frédérique, Charlotte, Lili, autant de noms dont la légende s’est emparée ; qui ont pris rang parmi ceux qu’affectionnent les amoureux ; que beaucoup d’âmes romanesques ont recueillis avec attendrissement. Je l’ai déjà dit, les portraits de ces diverses personnes ont été recueillis avec piété dans la maison de Weimar, changée en « Musée » gœthéen. On s’est plu à les identifier aux créations poétiques qu’elles ont inspirées. Pour elles, le rigorisme allemand a abdiqué ses sévérités habituelles. Cependant, ici, la « poésie » ne s’est pas contentée d’embellir la « vérité » dans des proportions légitimes, elle a fait toute la légende à force de la pénétrer ; elle nous a donné, de Gœthe et de ses amies, une idée entièrement fausse à force d’être corrigée ; et quand on remonte à des sources plus sûres que les Mémoires, c’est-à-dire aux correspondances que les fanatiques de Gœthe ont si imprudemment publiées, on reste stupéfait de la part de comédie et de vulgarité qu’on découvre soudain. Ici, dans des lettres adressées à Behrisch, — un ami sardonique et malicieux, qui ressemble un peu à Méphistophélès, et dut sourire des confidences, — nous pouvons suivre toute l’histoire d’Annette et démêler le fil embrouillé du sentiment qu’elle inspira : sentiment médiocre, qui naît faiblement de la reconnaissance de l’étudiant pour la jeune fille qui soigne son linge, et qui pourrait rester insignifiant et dédaigneux. Mais cette jeune fille est recherchée par un brave homme qui se morfond en attentions de mille sortes pour lui plaire, sans y réussir d’ailleurs ! Elle est éblouie par le bel étudiant, petit-fils du syndic de Francfort, qui s’habille avec une tapageuse élégance ! Et celui-ci, de son côté, jouit de faire pièce au prétendant : « C’est une chose très agréable à voir, digne de l’observation d’un connaisseur, un homme s’efforçant à plaire, inventieux (la lettre est écrite en français), soigneux, toujours sur ses pieds, sans en remporter aucun fruit, qui donnerait pour chaque baiser deux louis aux pauvres et qui n’en aura jamais, et de voir, après cela, moi immobile dans un coin, sans lui faisant quelque galanterie, sans dire