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entière comprise en lui, constituée par lui, progressant avec lui, et s’égarant à en sortir.

Et du même coup voilà le pont jeté enfin entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme ; l’homme n’a pas une loi propre distincte de celle du monde, surtout contraire à celle du monde ; il n’est pas séparé de l’univers, il n’y est pas un monstre ; il en est le prolongement naturel ; les racines de son être moral comme de son être physique plongent dans la nature ; il n’est pas une « chimère », comme disait Pascal, il n’est pas un être métaphysique : il est un être naturel. Le grand effort pour établir des lois les plus générales de la nature aux lois les plus particulières de l’homme une chaîne continue, des sciences les plus générales de la nature aux sciences les plus complexes de l’animal compliqué une série sans interruption, est arrivé à une solution raisonnable.

Nous n’en avons pas fini pourtant avec l’homme ; nous avons laissé de côté son caractère le plus distinctif. Ce n’est pas qu’il soit sensible, qu’il soit pensant, qu’il soit volontaire, qu’il soit moral, qu’il soit sociable qui distingue le plus l’homme au milieu de ses frères inférieurs, qui sont les êtres, et de ses ancêtres, qui sont les choses ; — ce qui l’en distingue le plus, c’est qu’il est changeant. Les animaux le sont aussi, ne l’oublions pas ; mais ils le sont peu. Ils sont susceptibles d’éducation, d’éducation par l’homme et d’éducation par les choses ; ils n’agissent pas toujours exactement comme leurs ancêtres ont agi. Et, qu’ils y soient contraints par l’homme, ou qu’ils y soient forcés par quelque changement de leurs entours, par quelque nouvel obstacle qu’ils rencontrent, ils se modifient. Mais, d’une part, ces modifications ne vont pas très loin ; et d’autre part ils ont une tendance très marquée à oublier ce qu’ils ont appris, à revenir à leur état traditionnel, à redevenir ce qu’ils ont été. Ils sont modifiables plutôt que changeans, ils sont modifiables d’une façon passive ; ils sont modifiés, ils ne se modifient pas. Ils subissent les changemens que la nature ou l’homme leur impose ; mais, la nature ne changeant guère, ils participent de son immutabilité, et l’homme n’ayant que sur un petit nombre d’entre eux une action éducative, en leur ensemble ils ne changent point. — L’homme au contraire est changeant par nature ; il est modifiable spontanément ; et il se modifie sans cesse. C’est pour cela qu’il a une histoire. Et ceci est une nouvelle science de l’homme à laquelle nous n’avions pas voulu prendre garde jusqu’ici. Nous avions considéré l’homme jusqu’ici abstraction faite de son instabilité, nous avions fait la science de la statique sociale. Il nous reste à faire la science de la force qui