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expédient provisoire. La proclamer comme principe permanent est un non-sens. C’est déclarer qu’on a pour maison l’intention de chercher librement les moyens d’en bâtir une. La liberté est principe de destruction ou principe de recherche ; en faire un principe de constitution répugne dans les termes, ne peut pas même être dit dans une langue bien faite.

Il en est tout de même de l’égalité. L’idée d’égalité comme principe destructeur d’une hiérarchie mauvaise est excellente. C’est un sophisme salutaire, comme il y en a dans les temps de lutte. Comme principe organisateur elle ne signifie rien, parce qu’elle est l’expression de quelque chose qui n’existe pas, qui n’existe jamais. C’est précisément une des grandes différences entre l’homme et les animaux. Entre les animaux d’une même espèce, il n’existe que des inégalités physiques assez faibles du reste, et quasi aucune inégalité intellectuelle. Il n’y a pas d’animaux de génie, il n’y a pas d’animaux idiots. Ils ont une intelligence commune à l’espèce tout entière. Voilà pourquoi ils peuvent former des républiques égalitaires. Chez l’homme les différences physiques existent, et, incomparablement plus grandes, les différences intellectuelles. On peut même dire que l’espèce humaine est organisée aristocratiquement par la nature même. Elle est pourvue d’intelligence en quelques-uns de ses individus, très rares, et pourvue de l’instinct d’imitation en son ensemble. De cette façon quelques-uns inventent, les autres acceptent l’invention, et la civilisation se fait et se maintient. Cela a été remarqué très bien par Buffon. Le caractère même de l’espèce humaine est donc l’extrême inégalité. L’égalité n’existe pas. Si on la proclame et si on essaye de l’établir, que fait-on ? Rien, ou une autre inégalité. On ne peut pas établir l’égalité ; car on ne fait rien contre la physiologie et on ne décrète pas l’abolition de l’histoire naturelle ; mais on peut renverser l’inégalité, faire dominer ceux qui dominaient hier par ceux qui étaient dominés. Cela n’est pas très heureux ; mais c’est possible ; et en proclamant l’égalité c’est ce qu’on a fait. On a dit : « Personne n’aura plus de pouvoir qu’un autre. » Immédiatement quelqu’un a eu plus de pouvoir qu’un autre, mais ce n’a pas été le même ; ç’a été l’être collectif composé des plus nombreux. La foule a pris immédiatement le pouvoir qu’autrefois tenait l’élite, une élite peut-être mal choisie, mal sélectée, mais enfin une élite.

Et remarquez qu’ici il ne s’agit pas du pouvoir gouvernemental ; il en sera question plus loin ; mais d’une sorte de pouvoir spirituel. La foule a été investie du droit d’avoir seule raison. Il existe des parias dans l’organisation moderne, ce sont ceux qui