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l’oublions pas, Gœthe ne s’est jamais donné pour un pur artiste : il prétend, au contraire, nous aider à gouverner notre vie, soit par l’exemple des personnages fictifs qu’il a créés à son image, soit par le sien propre. La plupart de ses écrits ont un caractère de tendance : ils ne soutiennent pas, à proprement parler, des thèses, mais ils exposent, ils développent une certaine conception de la vie à laquelle ils s’efforcent de convertir. Ce que vaut cette conception, c’est à la vie de l’auteur qu’il faut le demander. Or, les Mémoires sont le tableau de cette vie qu’il veut nous imposer : il faut donc bien en discuter le sens et l’exactitude. Les quelques exemples que nous avons cités, que les limites de notre travail ne nous permettraient pas de multiplier, montrent à quel point l’exactitude en est discutable ; ils montrent aussi que ce ne sont pas toujours des motifs élevés qui poussent l’auteur hors du cercle de la vérité dans celui de la fiction. Derrière son récit d’ailleurs si tranquille, Goethe, avec sa belle figure sereine, nous apparaît agité par la passion la plus commune aux grands hommes : la vanité. C’est la vanité qui le guide, qui préside au choix des épisodes qu’il enchaîne, qui lui inspire ses jugemens sur les hommes, qui donne à son œuvre son caractère de roman, car les Mémoires sont bien une histoire arrangée, — c’est-à-dire un roman.


IV

Ce caractère les différencie des autres œuvres d’ordre analogue auxquelles les critiques les ont abondamment comparés. Il faut lire, dans l’introduction de M. von Lœper, le morceau consacré à ce rapprochement. Qu’on me permette d’en citer le fragment essentiel : s’il ne nous ouvre pas sur le sujet de très vastes horizons, du moins nous montrera-t-il dans quels embarras se trouve un érudit excellent, la tête farcie de toute la littérature de son sujet, quand il tente d’élargir son domaine et aborde, par-delà l’interprétation grammaticale ou historique de son texte, une interprétation plus générale et plus difficile :


Gœthe dut, comme tout écrivain qui fait époque, se former d’abord son public par ses œuvres. Parmi les écrits de ce genre, il faut citer en premier lieu l’Histoire de sa vie, qui jouit dès le commencement d’une certaine popularité. La nature du sujet permit à sa personnalité de s’y déployer largement, et de telles œuvres sont à l’épreuve du temps quand bien même le sujet en pourrait vieillir. Les Confessions de Rousseau, quoique présentant beaucoup de différences, ont le même avantage ; elles ont servi de précédent à celles de Gœthe, qui, sans elles, n’eût peut-être pas écrit les siennes, et nous aurions été également privés de deux très intéressantes descriptions de la vie allemande du siècle passé : celles de Jung Stilling et de Anton Reiser de