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d’une part, avec les nombreux villages qui se succèdent jusqu’à la Nouvelle-Orléans, de l’autre avec les Indiens et les postes militaires. Des agens le représentaient à de grandes distances et sa fortune grossissait toujours. Toujours aussi croissait le désir qui l’avait soutenu jusque-là : retourner en Bretagne. Mais au moment où il préparait enfin le départ tant souhaité, notre Révolution éclata : Poydras ne put surmonter l’horreur que lui inspiraient les excès de 1)3 et, au lieu d’aller rejoindre sa famille, fit venir les parens qui lui restaient. Jusqu’à sa mort, qui n’arriva qu’en 1824, il garda les vêtemens et les habitudes d’un homme du XVIIIe siècle, et ce fut un fidèle sujet du roi Louis XV qui reçut en 1798 Louis-Philippe duc d’Orléans dans l’habitation de la Pointe-Coupée. Toujours à la mode du XVIIIe siècle, Poydras faisait volontiers des vers, au milieu de ses occupations de planteur, de marchand et même d’homme politique, car vers l’âge de soixante-dix ans il accepta d’être délégué au congrès. Plutôt que d’user des nouveaux moyens de locomotion, il franchit alors gaillardement à cheval la distance qui le séparait de Washington, ce qui lui prit six semaines. Il reste de lui un poème épique, la Prise du Morne du Bâton-Rouge, premier produit d’une littérature française transplantée en Louisiane et qui a quelquefois porté de meilleurs fruits. Si Julien Poydras n’était qu’un faible imitateur de Lebrun et de Le Franc de Pompignan, comme le dit M. Portier. — qui lui fait encore beaucoup trop d’honneur par cette comparaison, — il gardait fidèlement les vertus bretonnes. Célibataire, il mena une vie pieuse et sans reproche ; rêva l’émancipation de l’esclavage longtemps avant qu’elle ne fût possible ; et ordonna que vingt-cinq ans après lui tous ses esclaves, — il en avait 1200, — fussent mis en liberté. Cette clause de son testament ne devait pas être réalisée ! Mais, par bonheur, on respecta les autres, qui ont enrichi l’hôpital de la Charité, assuré l’existence de plusieurs orphelinats, et qui chaque année aident à se marier quelques filles pauvres des paroisses du Bâton-Rouge et de la Pointe-Coupée.

Il n’est pas nécessaire de se reporter à un passé déjà lointain pour découvrir à la Nouvelle-Orléans des figures expressives et originales ; j’ai rencontré deux types de contemporains, bien frappans chacun en son genre : le général Nicholls et le juge Gayarré.

Jamais je n’oublierai l’impression que produisit sur moi la noble et martiale apparence du premier, mutilé par la guerre à ce point que l’on pourra écrire, sur la tombe qui ne renfermera qu’une moitié de son corps, l’épitaphe du grand Rantzau :