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blanc. Pourquoi ces lits ? Pour les blessés de la prochaine guerre ; et, comme la croix sanglante qui les surmonte, ces linges blancs seront rouges un jour…

Veut-on secouer cette réalité navrante et se réfugier dans le rêve, c’est le Rêve de Détaille qui se lève devant les yeux. Car la poésie est faite de ce qui est loin ou de ce qui n’est plus. Or la pensée s’envole-t-elle vers ces régions sereines et chimériques de l’extrême-Orient où elle avait accoutumé de trouver son repos, le fantôme l’y attend. Dans ces campagnes mamelonnées, où les personnages des Tori-i faisaient jadis paisiblement la cueillette des iris en fumant leurs pipettes, où les porteuses de sel et les acteurs jouant du koto aux treize cordes passaient sur les ponts en des d’âne, s’émerveillant à la vue du printemps, des eaux et des fleurs, voici que passent maintenant les bataillons du maréchal Oyama aux tuniques noires, aux képis français, où seule une applique en forme de chrysanthème rappelle les beaux jours de l’Art et de la Paix. Ping-Yang, Port-Arthur, Wei-Ha-Weï ne sont plus que des évocations de massacres et de mutilations. Des cris de victoire, des cris horribles, où il y a du saké et du sang, nous arrivent de ces bords enchanteurs où notre imagination se plaisait à débarquer jadis, et l’Europe attentive, inquiète, tend l’oreille, se demandant si ce ne sont pas là les cris avant-coureurs d’une invasion jaune.

Réfugions-nous donc dans le passé, direz-vous ; ouvrons un de ces Mémoires qu’on aime tant lire aujourd’hui, tous nous parlent de guerre : de la grande guerre épique où l’on ramassait des duchés sur le champ de bataille ; de la guerre fantaisiste et ensoleillée où un galop de charge enlevait une cité opulente comme un trésor des Mille et une Nuits et mouvante comme un mirage ; enfin de la guerre triste et sérieuse comme un devoir, où l’on disputait à l’envahisseur des champs que la neige avait faits assez froids pour servir de tombeaux. Ainsi le passé autant que le présent, les choses lointaines autant que les choses immédiates, nous parlent de la guerre, de la guerre de demain. De temps en temps, l’humanité se débattant prononce bien les mots de : Désarmement ! désarmement ! comme un homme qui cherche à s’éveiller de son cauchemar en poussant un cri, en appelant à son aide… Mais on parlait de désarmement aussi à la veille d’Iéna. Et le spectre de cette guerre qui n’arrive toujours pas et qu’on croit fatale, ressemble à un de ces mauvais songes qu’on sait n’être qu’un songe et dont on ne peut parvenir à se réveiller.

Voilà un phénomène curieux. En voici un second. Ces guerres dont tout le monde parle, personne ne les peint plus. Chaque année le nombre des tableaux de bataille décroît, et, plus encore