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du corps à corps. Il a fait comme les témoins intelligens d’un duel : il a écarté les adversaires au moment où les coups devenaient aveugles. Il a cherché les attitudes qui excitent l’admiration plutôt que celles qui écrasent l’ennemi. Dans les marbres de Phigalie, Amazones et Athéniens, on dirait un jeu plutôt qu’une lutte. La sérénité admirable qui plane sur tout l’art grec a pénétré ces furieux. Ils ont la puissance des Dieux et aussi leur calme immortel. Regardez les guerriers d’Egine : ils sont nobles, aisés, mélancoliques et presque gracieux. Le sourire de ceux qui tombent est mystérieux comme leur destin. Ceux qui combattent encore le font avec vigueur, mais sans rage, avec volonté, mais sans passion. Ils semblent savoir qu’ils dominent de bien haut les hommes et que leur bataille se livre plus près du ciel, sur un fronton.

La sculpture grecque a fait plus encore. Elle a ennobli ce que les Grecs méprisaient le plus au monde : le Barbare, c’est-à-dire l’âme sans philosophie et le corps sans gymnastique. Elle la choisi non comme comparse en trophée d’un triomphe, mais comme objet lui-même d’admiration. Elle l’a célébré non pas victorieux, mais vaincu, et vaincu non pas rêvant une revanche possible, mais mourant. Elle a fait le gladiateur ou plutôt le Gaulois expirant qui est au Capitule. On ne sait qui est cet homme aux cheveux crépus, affaissé sur son bouclier, la tête basse, une épée brisée à la main, qui semble écouter son sang couler par les lèvres de sa blessure. Il gît au milieu de la salle, tout seul. Autour de lui, se tiennent debout, dans des attitudes joyeuses et triomphantes, des dieux, des prêtresses, des déesses, des satyres, des philosophes, aristocratie de la forme et de la mythologie, êtres qui ont un nom, une naissance, une histoire, membres qui ont eu une éducation, que l’huile a assouplis, que la palestre a développés, que le massage a rendus harmonieux, torses élancés, lèvres souriantes : Antinoüs, Apollon, Bacchus, une jeune fille portant une colombe… Sa forte et soucieuse physionomie de sauvage qui souffre injustement semble refléter autant de surprise que de peine et son cerveau aussi impuissant à s’expliquer le pourquoi de la défaite que le pourquoi de la douleur. A cet homme qui défendait, nu et d’instinct, le sol des ancêtres contre un envahisseur bardé de fer et de logique, nous nous sentirions incapables de dire quelque chose qui pût le consoler, sinon que nous croyons le comprendre. Chaque fois que nous avons succombé après une de ces luttes où ce qui est inexpérimenté, barbare et généreux en nous s’est mesuré avec ce qui est civilisé, conventionnel et égoïste dans le vieux monde où nous sommes venus combattre, nous avons un peu ressemblé à ce Gaulois