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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/616

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l’énergique expression de Souvaroff, « fuient en avant ». La position droite ou agenouillée de celui qui tiraille tranche avec l’attitude courbée de celui qui marche à l’ennemi. Le blessé qui s’affaisse, le clairon qui sonne, l’ami qui relève et soutient un ami, le tirailleur à court de munitions qui fouille dans la giberne d’un camarade hors de combat, la recrue qui s’arrête épouvantée devant quelque horrible blessure, brisent la monotonie du mouvement général des têtes tendues et des bras dirigés vers le même but. Et lorsque l’artiste a employé toutes les expressions que lui fournissent la frayeur, la colère, l’exaltation, le désespoir, lorsqu’il a épuisé toutes les attitudes bondissantes, rampantes, provocantes, hésitantes, défaillantes, tous ces mouvemens réflexes qui révèlent la vie à ce moment où le cœur bat plus vite et où il semble que la vie atteigne son maximum d’intensité, il lui reste encore la ressource inépuisable et suprême du mouvement définitif de ceux qui ne feront plus de mouvemens, de l’attitude de ceux qui ne prendront plus volontairement aucune attitude, — des morts. Ainsi l’horreur de la guerre sert l’artiste, autant que sa beauté. Les victimes concourent à la joie de son œuvre comme les triomphateurs, parce que les unes et les autres, plus que des personnages de la vie ordinaire, lui offrent des poses contrastées et saisissantes. Et il y a vraiment une esthétique des batailles, parce qu’il y a une esthétique du mouvement.

Au début, le peintre ne s’en rend pas bien compte. Ni Paolo Ucello, dont une Bataille est au Louvre, ni Simone Memini et Luca di Tommé au palais public de Sienne, ni même beaucoup plus tard Vasari, au Palazzo Vecchio de Florence, ne parviennent à faire évoluer leurs masses. Puis, tout d’un coup, ils ne voient plus dans la guerre que la mêlée. Le type de cette conception du mouvement est la Bataille de Salvator Rosa (au Louvre). Comme lui Parrocel, Casanova, Wouwerman, Le Brun, le Bourguignon, s’imaginent que les escadrons se choquent, se pénètrent et s’embrouillent jusqu’à ne plus se reconnaître ; conception très musse, car dans la réalité, « jamais deux troupes de cavalerie ne s’abordent à la charge. L’une d’elles est toujours rompue avant que le choc se produise, comme si elle éclatait sous la puissance irrésistible de l’air comprimé[1]. » « C’est l’imagination des peintres et des poètes qui a vu la mêlée[2]. » Ils la voient presque exclusivement, jusqu’à Van der Meulen, qui, le premier, fait sentir, dans la bataille, comme Malherbe dans les vers, une « juste cadence ». Malheureusement le mouvement s’arrête, ou du moins se restreint aux personnages de premier

  1. Général du Barail, Mes Souvenirs.
  2. Colonel Ariant du Picq, Etudes sur le combat.