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n’y a guère de différence entre le Repas de chasse, de Van Loo, qui est au Louvre et le Camp entre Saint-Sébastien et Fontarabie, de Martin, qui est à Versailles. Les airs des gardes-françaises sont gais comme le cliquetis des verres. Le devoir patriotique n’a pas une autre figure que le plaisir.

Il n’y avait donc pas alors de blessures hideuses, de misères, de cris de désespoir et peut-être de reproches pour les auteurs de toutes ces tueries ? — Non, il n’y en avait pas. N’en croyons pas les historiens armés de statistiques, croyons-en ces peintures ! L’art est plus vrai que la vie. Non, il n’y avait pas de plaies hideuses puisque les yeux des artistes n’en voyaient pas, ni de cris de désespoir puisqu’ils n’arrivèrent pas aux oreilles des poètes. Non, il n’y avait sans doute pas de récriminations contre le souverain, puisque l’artiste a pu, sans soulever de protestations indignées, peindre des sourires jusque sur les lèvres blêmissantes des mourans. Non, il n’y avait pas de regrets de la vie qui s’écoulait par ces blessures, de la nature qui verdissait dans ces rameaux, de l’avenir qui brillait dans ces yeux jeunes d’enfans, de ces villes qui hérissaient l’horizon de leurs clochers conquis. Il n’y avait surtout pas dans les âmes de ces interrogations pédantesques et sociologiques : Pourquoi la guerre ? pourquoi la lutte entre les pauvres, qui y trouvent un supplément de souffrances, tandis que seuls quelques chefs y trouvent un supplément de prospérité ? Non, ces sentimens ne sont venus que plus tard à des gens qui, ne se battant plus par plaisir ni par carrière, ne se battant plus que par devoir, étaient bien plus près de ne plus se battre du tout. Il n’y avait alors que la joie : joie du jeu, joie de la gloire, joie d’entrer en courant dans les villes, de passer en chantant les fleuves, de planter sur les bastions des drapeaux étoiles de balles, et de revenir conter ces choses entre deux représentations de Quinault ! Gardons-nous d’imaginer chez ces ancêtres poudrés des idées et des sentimens qui ne nous sont venus qu’après eux, de vouloir qu’ils souffrissent de nos maux, eux qui ne jouissaient pas de nos plaisirs ; et, de même que nous ne pouvons raisonnablement espérer qu’ils eussent ressenti nos enthousiasmes pour la Walkyrie ou pour le Petit Eyolf, ne les plaignons pas d’être morts, un jour de victoire, en voyant passer le Roi !

Car ils voyaient leur chef, ces soldats des anciens tableaux de bataille. La patrie se présentait à eux non comme une impersonnelle entité, un ensemble de forces concomitantes dont la longue définition exige la collaboration de plusieurs Académies, mais sous les traits d’un homme beau, dispos, alerte, splendidement vêtu, le même homme qu’à ce moment on invoquait là-bas, au