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chef ? Quel spectacle pittoresque offrira-t-il donc ? Trop loin de l’ennemi pour le voir, trop loin de ses troupes pour être vu d’elles, ne correspondant avec ses lieutenans que par téléphone ou estafettes, il n’apparaîtra plus dans ces attitudes vigoureuses et significatives que lui prêtait l’imagination sans doute, mais aussi parfois la réalité. On a vu Lannes saisir l’échelle d’assaut à Ratisbonne, Ney prendre un fusil pour protéger la retraite, de Russie, Drouot défendre ses pièces contre une charge de cavalerie, à Hanau, Napoléon lui-même pointer un canon en 1814, Canrobert, enfin, à Saint-Privat, accourant tête nue, l’épée en main, au milieu de ses batteries. Notez d’ailleurs que c’est toujours dans la défaite, dans la retraite ou à des momens désespérés, que le chef, au lieu d’être à son poste, qui est au loin, près des réserves, — là où la vue physique de l’action lui est interdite, mais où la vue intellectuelle en est plus sûre et plus complète, — vient se mêler à ses soldats, faire un métier héroïque, mais qui n’est pas le sien. Dans la guerre à venir, il se tiendra calme et isolé, dans une méditation féconde peut-être, mais intraduisible aux yeux. Un monde de pensées et de sensations pourra rouler dans sa tête sans que rien n’en paraisse au dehors. « N’y a-t-il pas quelques mouvemens visibles dans les muscles de la figure ou de la main ? se demande M. Vereschaguine en observant Skobeleff au milieu d’une bataille dans les Balkans. — Non, répond-il, sa physionomie est calme et ses mains sont, comme à l’ordinaire, enfoncées dans les poches de son pardessus. »[1] Le romancier, le poète écriront peut-être sur ce calme leurs plus belles pages, mais que voulez-vous que le peintre fasse d’un général qui a les mains enfoncées dans les poches d’un pardessus !

Regardons les soldats. Eux aussi sont loin de l’ennemi. Ils ne peuvent le menacer ni du geste, ni du regard, ni de la voix. Ils en sont réduits à des mouvemens machinaux généralement prévus par la théorie. Quelques-uns d’entre eux jouent un rôle purement mécanique et tout ce qu’on leur demande c’est de garder assez de sang-froid pour l’exécuter mécaniquement. Autrefois le canonnier d’une place pointait lui-même sa pièce. Aujourd’hui il ne regarde même plus du côté de l’ennemi. Penché sur les graduations du niveau, attentif aux indications de l’officier, le collier est tout le champ visuel où son œil se meut. S’il se relève, fera-t-il des gestes de défi, d’encouragement ? Non, il demeurera immobile. Brandira-t-il une épée ? Non, il tiendra un goniomètre. La crainte se manifestera-t-elle au moins chez ces hommes par des mouvemens pittoresques ? Jadis, à Sébastopol, chaque coup de

  1. Vassili Vereschaguine. Souvenirs, Enfance, Voyages, Guerres.