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plaintes des blessés, les hourrahs des vainqueurs mêlés aux voix de la nature, n’ont-ils pas de quoi tenter un art nouveau ? Nul ne peut nier que cet aspect existe. Tolstoï a noté « les sifflemens des balles qui tantôt bourdonnent comme des guêpes, tantôt gémissent et fendent l’air en vibrant comme une corde d’instrument », et leur cri particulier, lorsqu’elles arrivent « par essaims comme passent au-dessus de nos têtes, en automne, des volées de petits oiseaux[1]. » C’est surtout la nuit, lorsque la pensée n’est plus accaparée par les impressions visuelles, que se révèle dans le combat l’aspect auditif. « Chaque soir, dit un canonnier de la batterie nord de Sébastopol, nous nous amusions à suivre le vol de la bombe et nous l’appelions « la colombe », car elle roucoulait comme un pigeon[2]. » Les soldats qui veillaient aux avant-postes pendant le siège de Paris, reconnaissaient bien les motifs principaux de cette symphonie de la guerre, les sons sourds des pièces allemandes se modifiant au loin, selon la distance, et la vibration en si bémol des pièces françaises une fois qu’elles avaient tiré. Et si vous lisez la description de la nuit qui précéda Inkermann, dans Camille Housset, vous y trouverez un tableau auditif très complet : « La journée du 4 novembre avait été sombre et pluvieuse ; la nuit vint vite. Aux tranchées d’attaque, arrivaient de la ville comme des bouffées de rumeurs ; on entendait des cris, des chants ; les chiens aboyaient plus fort et plus longtemps que de coutume. Après minuit, les cloches sonnèrent. Vers trois heures il y eut comme une salve d’acclamations, puis, de nouveau, le son des cloches, ensuite des bruits sourds, des roulemens de voitures et des grincemens de roues… A minuit, quand les cloches avaient sonné d’abord, c’était que, dans les églises, les prières commençaient pour les combattans du 5 novembre ; après trois heures, c’étaient leurs acclamations soulevées par les harangues énergiques de leurs chefs, puis le son des cloches qui annonçaient la solennelle bénédiction des prêtres ; enfin les bataillons s’étaient mis en marche et les grincemens des roues venaient de l’artillerie qui suivait le chemin raboteux de Karabelnaïa[3]. » N’a-t-on pas fait souvent de la musique imitative pour moins que cela ? Lulli n’a-t-il pas harmonisé dans son Alceste le combat d’Hercule assiégeant une ville ? Jeannequin ne reproduisit-il pas dans un choral le bruit de la bataille de Marignan, avec les cris des combattans et les détonations : tarata boum ! Beethoven n’a-t-il pas composé pour Wellington une Bataille de Vittoria où l’on entend

  1. Léon Tolstoï, les Cosaques ; Sébastopol.
  2. Souvenirs de Sébastopol recueillis et rédigés par Alexandre III. Traduction de M. Notovitch.
  3. Camille Rousset, Histoire de la guerre de Crimée.