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Ruthènes, les Slovènes, les Croates, les Serbes, Slaves du Nord et Slaves du Sud, sont les victimes désignées de la politique allemande et de l’envahissement du germanisme. Il n’est pas d’objet qui tienne plus à cœur à tout bon Allemand. L’existence du Slave, à ses côtés et sur le sol autrichien, lui apparaît comme une anomalie qu’il faut faire disparaître, comme un obstacle au développement et au progrès de la civilisation allemande, presque comme une honte. Lorsque les Styriens d’Autriche, au printemps dernier, ont délégué une députation pour féliciter le prince de Bismarck à l’occasion de son anniversaire, il n’a pas dédaigné, en répondant à leurs souhaits, de traiter avec eux ce problème. Il leur a expliqué qu’il s’était demandé souvent pourquoi la providence n’avait pas voulu que la terre entière fût habitée par une seule race : il est aisé de supposer laquelle. Après réflexion, la solution lui était apparue. Il avait compris que la condition de la vie, c’est la lutte. Pour développer la vitalité de la race germanique, il lui fallait donc des adversaires, et c’est là, évidemment, le rôle providentiel que les autres races sont appelées à jouer.

Ce n’est pas seulement le cerveau du prince de Bismarck que cette idée hante et obsède. Elle est universelle en Allemagne, et se traduit de toutes les manières. Sans vouloir attacher plus d’importance que de raison à une fantaisie, n’est-ce pas une sorte de thermomètre de l’opinion allemande que ce récit d’imagination, paru il y a quelques mois sous le titre de Germania triomphans, qui se propose de décrire l’état de l’Europe et du monde dans un quart de siècle, et qui nous montre une Allemagne démesurément étendue à l’Est aux dépens des pays slaves, comme le dernier mot des aspirations et des ambitions germaniques ? L’auteur de cette singulière brochure a son plan tout tracé, qui n’est peut-être pas si chimérique : amuser la France en l’occupant dans les quatre parties du monde ; lui tailler même aux antipodes de larges compensations pour lui faire oublier et accepter sa mutilation ; et soumettre les Slaves conquis à. une germanisation rationnelle, scientifique et progressive, par les moyens d’ailleurs les plus vexatoires : voilà le rêve. Et au bout de ce rêve, cent cinquante millions d’hommes parlant allemand, répandus de Hambourg à Constantinople.

Ce qui est plus sérieux, c’est le régime administratif et politique de l’Autriche et de la Hongrie, c’est le Schulverein, c’est l’envahissement germanique par le commerce, par l’industrie, par les lignes de chemins de fer, par les traités et par la combinaison des tarifs de douanes. Ce qui se passe en Bohême se répète, sous des formes variées, en Galicie, en Carniole, en Istrie,