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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/688

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l’esprit humain, ceux-ci l’autel de la patrie et la discipline des ancêtres. Les accusations, les plaidoyers, les brocards échangés entre les deux camps ne diffèrent pas de ceux que nous entendons aujourd’hui ; et comme aujourd’hui, le public laisse dire les guides patentés, il va où son instinct le porte. Des besoins de sentiment ont grandi, auxquels ne répond plus la littérature desséchée des encyclopédistes ; des sources ont jailli, qui contentent ces besoins ; le public s’y désaltère, il se soucie peu de savoir si elles sont étrangères ou nationales. Le travail d’élargissement et de métamorphose s’accomplit, irrésistible comme les phénomènes naturels de la végétation, indifférent aux vents contraires qui ne troublent qu’un instant le cours régulier des saisons.

Pour ceux qui ont peine à séparer de l’initiative puissante d’un homme ce fonctionnement nécessaire des lois historiques, l’arrivée de Rousseau explique le gain de la bataille. Sans lui, elle fût peut-être restée longtemps incertaine ; il décida l’avenir en absorbant la sève étrangère pour ajouter de nouvelles branches au vieux tronc français.


II

Il arrive en France vers le milieu du siècle, à l’heure de la grande fortune des livres anglais ; ses amis les lui vantent, Diderot lui en rebat les oreilles ; il les lit, il est pris, au moment même où il cherche l’expression littéraire des idées qui fermentent dans son cerveau et des sentimens qui bouillonnent dans son cœur. Le livre qu’il va écrire sera-t-il donc, comme tant d’autres, une imitation plus ou moins adroite de Richardson ? Non. Chez tous ces Parisiens anglomanes, la contagion n’a touché que quelques parties de l’être : elle envahit Rousseau jusqu’aux moelles, parce qu’il apporte une nature très différente de la leur, septentrionale, germanique, comme on voudra l’appeler, en tout cas sérieuse, profonde, sentimentale et morale. Il reconnaît du premier coup dans les romans britanniques l’aliment approprié à sa sensibilité ; il assimilera et reproduira avec son originalité individuelle ce que les autres goûtent et imitent. Avant lui, dirait un chimiste, il y avait eu mélange des deux esprits ; avec lui, il y a combinaison. C’est le dernier et nécessaire période des inoculations littéraires ; aussi longtemps qu’il n’est pas atteint, on en reste aux curiosités passagères, à l’engouement ; les acquisitions du cosmopolitisme ne se fixent et ne deviennent nôtres que par la souveraineté d’un écrivain qui les naturalise. Toute la complexion de Jean-Jacques le désignait pour cet office. Il commence à quarante-cinq ans le