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L’amour subi ainsi est inséparable d’une constante préoccupation morale ; mais ce n’est plus la morale inflexible qui lui opposait sa règle simple dans Corneille ; c’est une plaidoirie perpétuelle du sentiment devant le tribunal de la conscience, un travail de casuistique pour chercher des accommodemens, pour transformer l’égarement en vertu ; c’est surtout et toujours une confession, où l’homme savoure le triste plaisir de scruter son cœur.

Cette confession voluptueuse et mélancolique des faiblesses, cet alliage du naturalisme païen et de l’infini désir chrétien, ce tourment dans l’ivresse amoureuse d’autre chose qu’on voudrait y mettre, c’est proprement le lyrisme moderne, celui dont Shakspeare fut le père dans le monde, dont Rousseau fut le père chez nous. On en discerne sans doute quelques frémissemens avant lui, dans un vers de Racine ou de La Fontaine, dans un soupir de Mme de Lafayette, de Fénelon ou de Vauvenargues, dans un cri divinatoire de Bossuet ou de Bourdaloue. Avec un peu d’ingéniosité et beaucoup de lecture, il sera toujours facile de grouper un faisceau de citations où l’on nous montrera le romantisme des classiques ; tout au moins celui que nous leur prêtons. Mais réunir ces traits épars, en faire la trame même d’une œuvre, mettre à nu dans cette œuvre sa personne saignante et gémissante, cela était réservé à Rousseau ; comme il lui était réservé de détrôner les rois tragiques et les seigneurs anonymes pour nous intéresser à d’humbles bourgeois du canton de Vaud, à tout le détail de leur vie quotidienne, à leurs embarras d’argent et aux embellissemens de leur jardinet. Si les petites gens avaient déjà diverti la bonne compagnie avec la gaîté picaresque d’un Gil Blas ou la tendre folie d’une Manon, ils n’avaient jamais essayé de s’imposer par un pathétique sérieux qui les égalât à Titus et à Bérénice, ils n’avaient jamais réclamé l’attention en raison même de leur simplicité et comme représentans de la vie du plus grand nombre. Toute la littérature de notre siècle, sortie de cette double révolution, est contenue en germe dans la Nouvelle Héloïse : le romantisme d’abord, puis le réalisme. Julie est l’aïeule de filles très dissemblables dont elle ne peut renier aucune, depuis Atala jusqu’à Emma Bovary ; quant à Saint-Preux, ses descendans s’appellent légion, ils ont tous le signe héréditaire, de Werther et de René jusqu’à ceux qui naissent à cette heure ; on en trouverait chez les Rougon, on en trouverait chez les Macquart.

On se demande, en vérité, si ce colossal Jean-Jacques, inférieur à beaucoup de nos grands écrivains par l’étendue de l’esprit