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Rousseau, sortie du Contrat social, emplie de l’âme et cristallisée autour de la pensée fondamentale du terrible sophiste.

Je l’ai dit ici et m’excuse de le répéter : toutes les constructions d’idées de nos raisonneurs politiques portent sur la pierre angulaire du système de Rousseau, elles peuvent se résumer dans la ligne qui résume le Discours sur l’inégalité et le Contrat social : l’homme naturel est né bon, la société et ses lois l’ont rendu mauvais. Darwin combat Rousseau dans les esprits cultivés ; l’erreur qu’ils abandonnent descend plus bas, jusqu’au fond des intelligences rudimentaires. Causez avec l’anarchiste populaire : qu’il soit un doux rêveur ou un agitateur aigri, vous retrouverez cette conviction indéracinable à la base de tous ses argumens, et le plus souvent vous ne lui arracherez pas d’autre argument. C’est le pivot sur lequel l’imagination de notre peuple tourne, travaille et se déforme depuis cent vingt-cinq ans. Les corollaires de la proposition sont innombrables. Rousseau a développé les principaux, nos expériences sociales les développent docilement d’après lui : souveraineté directe du peuple, égalité chimérique de tous les hommes, égalité des biens enfin, « puisqu’il est manifestement contre la loi de nature… qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. » C’est le dernier mot du Discours sur l’inégalité ; ce sera sans doute la dernière expérience que nous ferons pour suivre jusqu’au bout Jean-Jacques. Je me trompe : comme pour mieux attester sa docilité envers son maître, notre siècle finissant va rechercher la première thèse du philosophe dans ce premier écrit, le Discours sur les Sciences et les Arts ; on convient avec lui que « le progrès des sciences et des arts n’a rien ajouté à notre véritable félicité et qu’il a corrompu nos mœurs. » Si nos nihilistes priaient, on entendrait sur leurs lèvres la prière déclamatoire composée pour l’Académie de Dijon : « Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des lumières et des funestes arts de nos pères, rends-nous l’ignorance, l’innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi. » — Ils la diront ; et ce seront les mêmes qui psalmodiaient naguère la Prière sur l’Acropole, adressée par cet autre à Minerve civilisatrice !

Rousseau fut le père de la démocratie. Il a jeté cette fille, comme les autres, aux Enfans-Trouvés. Il la personnifiait d’avance, lui, le seul démocrate du XVIIIe siècle, dans son talent, son humeur, sa vie, par ses défauts et ses qualités. Il en avait les goûts, les allures, les passions, les grandeurs et les petitesses, les noblesses de cœur et les sottes vanités, les abandons et les défiances, la