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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/706

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possible d’être Corse ?… Belle patrie que la Corse ! Allez, nous avons fait trop d’honneur à votre île en la mangeant. » Le moyen d’aimer ces imbéciles !

Ce qui redouble son antipathie pour la France, c’est que ce jeune homme, dont la mère n’a qu’une servante, et qui s’est régalé souvent du pain de châtaignes des bergers, est né dans un pays aux mœurs simples, patriarcales, égalitaires, où les gentilshommes prenaient pour la plupart dans les actes publics et privés la qualification de seigneurs, sans qu’il en résultât, a dit un auteur corse, « ni suprématie pour eux ni infériorité pour les autres. » Ajoutez que le patriote qui avait délivré la Corse de la tyrannie génoise, Paoli, avait été dès son enfance son héros, son dieu, et que dans la candeur de son âme il avait pris cet ambitieux pour un républicain d’une vertu antique, pour un Spartiate, pour un Lycurgue. Il voit les choses et les hommes par les yeux de ce faux Lycurgue. Il est pauvre, et il n’aime pas qu’on soit trop riche ; il est timide, et il goûte peu les adolescens qui, en sortant de nourrice, savent déjà le monde et la vie ; il est sauvage, et il se défie des gens trop polis ; il n’est qu’un cadet de bonne maison, et il considère le droit d’aînesse comme une odieuse iniquité ; il a découvert que la société française est fondée sur le privilège, et il déteste tous les privilèges. Exilé dans la terre d’Égypte, il se sent dépaysé et solitaire ; rien ne lui plaît, rien ne lui sourit, rien ne l’attire ; la mélancolie le ronge ; il est sombre comme une chouette encagée, qui rêve à son creux de rocher et voudrait bien y retourner.

« A l’École militaire de Paris, dira-t-il un jour, nous étions nourris, servis magnifiquement, traités en tout comme des officiers jouissant d’une grande aisance, plus grande que celle de la plupart de nos familles. » Cette aisance, ce luxe le touchent peu ; il ne lui importe guère qu’il y ait un contrôleur de la bouche, sept hommes à la cuisine, six à l’office, un à la pourvoierie, onze pour le service commun, trois suisses et sept portiers, en tout cent onze domestiques. Quelques douceurs qu’il puisse trouver dans la maison où on l’a logé, l’esprit de cette institution toute monarchique lui répugne. Elle est moins destinée à créer des hommes de guerre, des généraux, qu’à faire des officiers instruits qui soient en même temps de vrais gentilshommes, ayant des manières nobles, un vernis d’élégance, « ce ton de politesse si rare et si difficile à acquérir dans toute éducation publique. » Il consent à se laisser instruire, il ne se laissera pas élever. Il pense à ses montagnes et aux pâtres qui les habitent. Qu’est-ce qu’un roi de France entouré de sa noblesse ? Oseriez-vous comparer ce vain fantôme de majesté royale à la gloire que s’acquit Paoli dictateur d’une république ? Il trouve aux jeunes gens de grande famille dont il est le condisciple, dont il ne sera jamais l’ami, des figures de privilégiés. « Sans être grand de taille, je ne manquais pas d’être assez fort. Je me rappelle qu’à l’École militaire, nous autres