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elle consentit à lui répondre, mais elle ne fut pas la dupe de ce prétendu philosophe : « Allons chez vous. — Mais qu’y ferons-nous ? — Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre plaisir. » Sans doute elle fut contente de lui ; elle ne lui dit pas ce que la courtisane vénitienne avait dit à son maître : Studia la matematica.

Rousseau, qui l’avait instruit dans l’art de rêver, l’initie aux mystères du cœur et de l’art d’aimer ; il lui enseigne comment il faut s’y prendre pour mettre sa chair au service de son âme, pour idéaliser ses sensations et donner un corps, une réalité tangible à ses chimères. « Qu’est-ce donc que l’amour ? dira-t-il. Le sentiment de sa faiblesse dont l’homme solitaire ou isolé ne tarde pas à se pénétrer, à la fois le sentiment de son impuissance et de son immortalité ; l’âme se serre, se double, se fortifie ; les larmes délicieuses de la volupté coulent. On guérit les peines de l’âge mûr par la dissipation : voulez-vous guérir celles de l’amour ? Triste médecin, arme-toi de courage, tu détruiras un innocent. Si tu as du sentiment, tu sentiras la terre s’entr’ouvrir. » Mais si l’auteur de la Nouvelle Héloïse a inventé ce qu’on pourrait appeler le platonisme pratiquant, s’il a glorifié la grande passion, s’il en a fait un culte et la plus noble des ivresses, Rousseau législateur est sévère pour elle : il lui interdit de porter le trouble dans les cités, il la tient pour la plus grande ennemie des vertus sociales et civiques. Comme son maître, Napoléon ne craint pas de se contredire ; ôtez à Rousseau ses contradictions, vous l’aurez singulièrement diminué. Comme lui, son disciple chante la palinodie : il déclare qu’une nation livrée à la galanterie ne connaît plus le zèle patriotique, que l’amour est nuisible à la société, que le dieu bienfaisant qui en délivrerait le monde aurait bien mérité des peuples et des individus. « Ah ! chevalier, vos journées entières sont sacrifiées à une promenade monotone et solitaire, jusqu’à ce que l’heure vous permette de voir Adélaïde… Que vous importent l’État, vos concitoyens, la société ?… Vous ne désirez que de vivre ignoré à l’ombre de vos peupliers. Profonde philosophie ! Que je déteste cette passion qui a produit une si grande métamorphose !… Un coup d’œil, un serrement de main, un baiser, un attouchement corporel… mais je ne veux pas vous irriter… Chevalier, cesse de restreindre cette âme altière et ce cœur jadis si fier à une sphère aussi étroite. Toi aux genoux d’une femme ! Fais plutôt tomber aux tiens les méchans confondus. » M. Masson l’a dit avec raison, la Corse et Rousseau, voilà tout le Bonaparte dans sa première manière, avant qu’un grand événement, qu’il n’avait point prévu, fasse époque dans son existence comme dans l’histoire du monde.

La Révolution va changer tout le cours de ses idées et de sa vie ; elle lui révélera sa vraie destinée. Chose curieuse, il ne semble pas l’avoir pressentie ; on ne trouve pas dans ses papiers de jeunesse une page, une ligne qui prouve qu’il eût médité la prophétie de Rousseau