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un jour à son frère Lucien « de courir après le pathos. » Il y a beaucoup de pathos dans son Discours de Lyon, qui n’en est pas moins fort curieux. On y voit clairement à quel point en 1791 il était encore le prisonnier de son passé.

Ce jeune officier d’artillerie, qui fut un révolutionnaire avant la Révolution, ose pour la première fois entrer en contestation avec Rousseau. Il persiste à croire comme son maître que l’état de nature fut l’âge du bonheur ; mais il se le représente autrement. Il ne saurait admettre que l’homme primitif fût un animal solitaire, qui, comme la bête, n’étant ni bon ni méchant, était uniquement occupé de se conserver et de se défendre, ne connaissait d’autres biens que la nourriture, une femelle et le repos. Dans l’état de nature, l’homme, nous dit-il, vivait d’une manière conforme à son organisation naturelle, et en tout temps l’homme fut un être sensible et pensant. Modéré dans ses désirs, il pouvait se passer de gouvernement. Il n’y avait ni riches ni pauvres ; tout le monde avait sa subsistance assurée, et les conditions étant égales, personne ne convoitait le bien d’autrui, chacun trouvait dans son propre cœur tout ce qu’il faut pour être heureux. Voulez-vous vous faire une idée approximative du véritable état de nature, embarquez-vous à Marseille, allez en Corse et tâchez de vous imaginer ce qu’elle serait devenue si on avait laissé faire Paoli. L’homme le plus près de la nature et partant le plus fortuné est un Corse vivant de peu, ayant assez de loisirs pour rentrer souvent en lui-même et méditer sur l’origine des choses, l’âme assez sensible pour aimer à s’égarer dans la campagne, à passer la nuit dans la chétive cabane du pâtre, « couché sur des peaux, le feu à ses pieds, » ou à s’asseoir sur un rocher, « au clair des rayons argentés, dans le parfait silence de l’univers, et à goûter le baume salutaire de la rêverie. »

L’intempérance des désirs et les dérèglemens de l’esprit sont la source de tous les malheurs. Quand les hommes eurent confondu l’usage avec l’abus, il fallut des gouvernemens pour protéger contre l’indignation des petits d’injustes inégalités que condamnait la nature. « L’imagination sortit alors de l’antre où elle s’était longtemps enfermée. Il y eut de jeunes polissons au teint fleuri qui caressèrent les femmes et coururent les filles, et des ambitieux au teint pâle qui s’emparèrent des affaires. » L’ambition a tout perdu ; elle a si grand appétit que rien ne peut la rassasier : « Elle a mené Alexandre de Thèbes en Perse, du Granique à Issus, d’Issus à Arbelle, de là dans l’Inde ; elle lui a fait conquérir et ravager le monde pour ne pas la satisfaire ; dans son délire, il s’agite, il s’égare ; il se croit un dieu, il veut le faire croire aux autres. » Le Discours de Lyon est plein d’invectives contre les ambitieux. On pourrait croire que ce jeune homme crache dans le plat pour en dégoûter les autres : la vérité est qu’il le méprise, faute de savoir comment il s’y prendra pour en manger. Il n’a pas encore lu