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prendre des précautions, et elle a voté, sans même la discuter, une loi qui confiait à la grande-chancellerie une sorte de contrôle sur les titres des candidats proposés par le gouvernement. Cette loi a-t-elle eu depuis des inconvéniens ? Nous l’ignorons : au moment où elle a été votée, le gouvernement en a remercié la Chambre. En tout cas, elle n’avait rien à faire dans la question de M. Eiffel, sinon peut-être à montrer combien il est imprudent de céder à des suggestions hâtives, inconsidérées, quelquefois passionnées, et de promulguer des réformes avec une réflexion insuffisante, à la suite d’une émotion accidentelle et d’un parti pris improvisé.

Si la Légion d’honneur appelle vraiment des réformes, il fallait les étudier avec un peu plus de possession de soi-même et de sang-froid. En ce qui concerne M. Eiffel, il fallait dire courageusement à la Chambre que la grande-chancellerie avait pris, dans la plénitude de ses pouvoirs, une décision définitive et irrévocable. Peut-être s’est-elle trompée ; mais il vaut mieux subir les inconvéniens passagers d’une erreur que de renverser ab irato une institution sous prétexte de l’améliorer. Tous les tribunaux se trompent : on n’a jamais considéré que ce fût une raison pour laisser s’affaiblir l’autorité de la chose jugée. Il est vrai qu’il y a pour les tribunaux ordinaires plusieurs degrés de juridiction, et que, si l’un a mal jugé, un autre est institué pour réviser sa sentence. Au-dessus des tribunaux de première instance, il y a la cour d’appel, et au-dessus de la cour d’appel, la cour de cassation. Ce système de garanties superposées donne incontestablement plus de sécurité ; mais peut-il être appliqué à l’ordre d’affaires qui relève de la Légion d’honneur ? On a répété à plusieurs reprises qu’il n’y avait pas de recours contre la décision du Conseil de l’ordre, et on a paru le regretter. Cela nous semble, au contraire, tout à fait naturel et convenable. Les questions d’honneur ont un caractère particulier qui ne permet pas de les soumettre aux mêmes conditions de procédure qu’un litige ordinaire. Un tribunal se trompe sur l’application de la loi, parce que nos lois sont souvent très compliquées, surchargées d’une jurisprudence variable, et que les espèces qu’on lui soumet présentent, elles aussi, des points de vue très divers. Qu’un tribunal plus compétent révise un jugement mal rendu, rien de mieux. Le premier juge n’a pas à s’en émouvoir, encore moins à s’en offenser : on se rirait de lui s’il manifestait de pareils sentimens. Mais quand il s’agit de l’honneur, c’est bien différent ! La loi qui le régit est simple comme la conscience d’un honnête homme. Elle ne comporte ni un grand nombre d’articles ni une procédure alambiquée, et la seule garantie que l’on puisse donner à ses justiciables est tout entière dans le caractère des juges. Il n’y en a pas, il ne peut pas y en avoir d’autre. Si un juge de droit commun n’a pas le droit d’être froissé parce qu’on lui dit qu’il a mal jugé un procès ordi-