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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/785

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et surtout dans le puissant Héraclite. Mais ces ombres s’étaient vite évanouies, et le grand Pythagore avait passé devant lui sans lui dire le secret des nombres, de l’âme et du Cosmos. Il ne se découragea pas et quitta, en esprit, les pays germains et les temps modernes pour aborder à la terre des dieux, des héros et des sages, lourdement affublé du bouclier de Kant et de la lance de Schopenhauer. Il chevaucha droit sur l’Acropole et sur le théâtre de Bacchus ; il croyait que la tragédie, centre vivant de l’art grec, lui livrerait tous les secrets d’Éleusis et de Delphes. En approchant, il vit que ce n’était qu’une ruine plus lamentable que les autres. Comment retrouver la vision de ces héros fabuleux se mouvant dans le cadre de ce paysage sculptural et de ces chœurs divins, voix personnifiées de l’énigme tragique ? Il y avait là un mystère comme celui du cadavre dont l’âme s’est envolée. Nietzsche s’arrêta perplexe.

C’est à ce moment précis qu’il fit la connaissance de Richard Wagner[1]. Tous ceux qui ont vécu dans l’intimité du grand artiste ont connu sa puissance enveloppante. Il y avait en lui du Titan et du magicien. De même que son œuvre offre une synthèse merveilleuse des arts, il semblait les joindre dans sa personne, par ce don spécial du dramaturge qui consiste à voir et à représenter toute chose en mouvement et en action. Lorsqu’il se donnait, sa conversation tumultueuse était comme traversée par les éclairs de ses créations et le rayonnement d’une volonté indomptable. Ce fut pour Nietzsche une révélation foudroyante. Telle est la puissance du génie qu’il transforme l’univers pour ceux qui l’approchent. L’enthousiasme du néophyte fut sans réserve. À ce moment il s’oublia ; il se livra complètement comme le disciple se livre au maître : les années qui suivirent furent certainement les plus heureuses de sa vie.

Par l’œuvre de Wagner, la tragédie grecque elle-même s’éclairait d’un jour nouveau. Schopenhauer n’avait-il pas dit que la musique est la révélatrice de l’âme des choses et leur expression directe ? Cela n’a jamais été plus vrai que des drames de Wagner, où les motifs dominans et les jeux infinis de l’harmonie traduisent les mouvemens intérieurs des personnages et font en quelque sorte palpiter leur cœur sous nos yeux. De ce rôle révélateur de la musique dans le drame wagnérien un rayon devait jaillir sur le rôle du chœur dans la tragédie. Malgré l’abîme qui sépare le théâtre grec du théâtre moderne, Nietzsche pensa non sans raison que, dans l’un comme dans l’autre, le sentiment tragique provient d’une même source et que cette source jaillit du plus profond

  1. La rencontre eut lieu à Leipzig, en 1868, chez Mme Brockhaus, sœur du compositeur. Wagner avait alors cinquante-cinq ans et Nietzsche vingt-quatre.