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ne voit que l’apparence des choses et prétend imposer une règle à la vie. Au nom de la conscience et de l’intuition, il déclarait la guerre à l’abus et à la tyrannie de l’histoire. « Nous ne voulons servir l’histoire, disait-il éloquemment, qu’en tant qu’elle sert la vie. L’essentiel n’est pas le savoir, la somme de science et de faits, mais la force plastique d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation, leur puissance originale de croître, de s’assimiler le passé et l’étranger, de guérir leurs blessures, de remplacer leurs forces perdues, de recréer du dedans les formes brisées... Sans quoi nous devenons un chaos de richesses disparates et non assimilées, dont la variété entrave notre personnalité organique. Nous devenons le théâtre passif des pensées d’autrui. L’histoire dans ces conditions devient une maladie[1]. » Ce n’est donc pas l’histoire, mais l’art qui exprime la vraie vie. Il réalise ce que la nature a voulu et tenté, il achève ses ébauches imparfaites. C’est pourquoi « le monde n’est justifiable que comme phénomène esthétique ». Enfin Nietzsche proclamait la souveraineté du génie, lui rendant l’hommage et le culte suprême. Car lui seul, « le sublime solitaire », manifeste la vérité transcendante. Il en est l’annonciateur et le révélateur unique. Il est « un premier né en dehors du temps, un messager de l’Éternel ». Appelant Wagner « le sauveur de la culture germanique, le restaurateur de l’art dionysiaque et apollinien qu’il avait rêvé lui-même, il donnait de son génie dramatique et musical la définition suivante : « Le drame chez Wagner suit sa marche rigoureuse comme le destin implacable, et la musique s’y soumet avec une certaine cruauté de résolution, tandis que l’âme de feu de cette musique voudrait s’échapper en pleine liberté. Au-dessus de toutes les mélodies et de la lutte des passions, par-dessus la tourmente des contradictions, plane une intelligence symphonique toute-puissante qui enfante perpétuellement la paix avec la guerre. Jamais Wagner n’est plus Wagner que lorsque les difficultés se décuplent et qu’il peut régner sur de grands ensembles avec la joie du législateur. Il se plaît à dompter des masses fougueuses et rebelles, à les ramasser en rythmes simples, à imposer une seule volonté à la diversité troublante des désirs et des ambitions. »

Dix ans plus tard, dans un pamphlet célèbre, le même Nietzsche déniait à Wagner le talent dramatique, l’appelait le prince des décadens et le corrupteur de la musique moderne. Que s’était-il donc passé ? Sur ce point Nietzsche garde un profond silence. Il se contente de faire la déclaration suivante dans l’avant-propos : « La plus grande expérience de ma vie fut une guérison. Wagner

  1. Unzeitgemässe Betrachtungen I, Vom Nutzen und Nachtheil der Historie für das Leben.