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Un minimum de capacité.

Reculer la limite d’âge pour donner de la maturité, prolonger la durée du domicile pour donner de la stabilité an suffrage universel ne sont donc que des expédiens, et des expédiens de peu d’effet. Mais l’extrême ignorance n’est point un défaut moindre que les autres. Pour la combattre, on a plus d’une fois songé à exiger des électeurs un minimum de capacité.

Quel minimum ? Savoir lire ? savoir lire et écrire ? savoir lire, écrire et compter ? Où est l’identité ou seulement l’analogie entre savoir lire et savoir élire ? Il n’y en a aucune. Mais, encore que de savoir lire ne soit nullement une garanti » ; de capacité politique, celui qui sait ce qu’il fait a, de faire ce qu’il doit faire, une chance que n’a pas celui qui ne sait pas ce qu’il fait. Il est triste, aux jours de scrutin, d’entendre, comme on pouvait naguère l’entendre dans nos villages, des électeurs dire au distributeur de bulletins : « Donne-moi le bon ! » prendre le papier, le plier en quatre, et le remettre tranquillement au maire, — heureux quand c’était celui qu’ils voulaient, — mais hors d’état de s’en apercevoir, si on les trompait !

De pareils faits appuient et confirment l’axiome : « On ne devrait pas plus concéder le suffrage à un homme qui ne saurait pas lire qu’on ne le concède à un enfant qui ne sait pas parler. » L’Italie a refusé de concéder le suffrage aux hommes qui ne savent pas lire et écrire, et elle a bien fait. La Belgique, après maintes hésitations et malgré maintes résistances, s’est résignée à le leur conférer : elle a eu tort, s’il est exact qu’il y eût en Belgique 100 000 hommes en âge électoral, qui fussent incapables de lire et d’écrire (le nombre total des électeurs devant être de 1 200 000). Mais toutes deux, l’Italie et la Belgique, étaient maîtresses de la situation. Elles n’avaient pas déjà le suffrage universel. Nous l’avons, nous, et nous ne sommes plus les maîtres. La seconde République a concédé inconsidérément le suffrage aux illettrés, et nous sommes en présence du fait accompli, de la sottise passée depuis cinquante ans dans la loi. En politique, une sottise de cinquante ans ne cesse pas d’être haïssable, mais elle a cessé d’être réparable.

D’ailleurs, le temps, qui souvent aggrave les fautes, atténue peu à peu celle-ci. Il y avait, en 1854, 69 pour 100 seulement de Français mâles — et d’âge électoral — capables de signer leur acte de mariage ; en 1887, il y en avait presque 90 pour 100. Au fur et à mesure que le corps électoral se renouvelle, la proportion des illettrés, des analfabeti décroît, et l’école primaire, du moins,