Aux Bells succéda le Charles Ier, de Wills. De l’aubergiste alsacien à Charles Stuart, il y avait une distance effrayante, un bond à casser les reins. Irving l’accomplit sans effort apparent. C’était le portrait de Van Dyck descendu de son cadre, cette grande mine froide et mélancolique, ce regard hautain et triste, ce sourire amer sous la moustache effilée, ce front pâli, sillonné de veines bleues, qui portait le sceau de la prédestination. Je crois le voir jouant avec ses enfans sur les pelouses de Hampton Court, puis écrasant Cromwell de son royal mépris. J’ai dans l’oreille l’accent de la phrase :… Who’s that rude gentleman ? J’ai devant les yeux le groupe de Charles tenant embrassés la petite Henriette et son plus jeune frère dans la scène déchirante des adieux… Puis, dans un cimetière de village, j’aperçois une longue et maigre silhouette, le noir fantôme douloureux d’Eugène Aram, l’assassin philosophe, qui oblige sa raison à lutter contre ses remords… Dans ces fécondes années, les créations se succédèrent, rapides, diverses, admirables. Enfin le 31 octobre 1874, Irving parut dans Hamlet.
Ce fut son Marengo : jusqu’au troisième acte, la bataille semblait perdue. Son angoisse dut être terrible. La salle était muette, glacée, et ce froid le gagnait. Au troisième acte tout changea. A partir de la scène des comédiens et de la description des peintures imaginaires, la soirée ne fut plus qu’un triomphe continuel. Le public avait devant lui un Hamlet qu’il n’avait jamais vu et qu’il n’aurait jamais rêvé, tous les Hamlets qui avaient déjà paru sur la scène réunis en un seul, harmonieusement fondus dans l’unité d’un tempérament original et puissant. The Bells avaient eu cent cinquante et une représentations, Charles Ier en avait eu cent quatre-vingts : Hamlet emplit pendant deux cents soirées consécutives la vaste salle du Lyceum. Irving aborda le Richelieu de Lytton, où il lutta victorieusement avec le souvenir de Macready. A la fin de la soirée, toute la salle se leva ; les hommes agitaient leurs chapeaux avec transport, au milieu de hourras frénétiques. Pareille scène ne s’était pas vue dans un théâtre anglais depuis un demi-siècle ; elle sacrait Irving le successeur de Kean. Pour compléter cette sorte d’intronisation, lorsqu’il aborda Richard III, l’épée qui battait à son côté était celle qu’Edmund Kean avait portée dans le même rôle et l’anneau qui étincelait à son doigt était celui de David Garrick. Son confrère, le vieux Chippendale du Haymarket, lui avait donné l’une ; l’autre était un présent de lady Coutts. C’étaient comme les insignes de sa royauté théâtrale.
Il a continué à s’emparer de tous les grands rôles de Shakspeare, comme un conquérant qui s’annexe des provinces. Souvent