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épaules et enfonce sa tête dans son cou à la façon d’un sauvage qui prend son élan pour bondir sur son ennemi. Sa diction est loin d’être sans reproche, et l’artiste l’a reconnu lui-même, puisqu’il a travaillé à corriger les vices dénonciation qu’on relevait chez lui. Minces défauts, en somme, dont une année d’études techniques, au début de sa carrière, l’aurait débarrassé pour jamais. Son tort, à mon avis, est d’être trop grand pour quelques-uns de ses rôles, de les dépasser et de les déborder de toutes parts. « Le premier devoir de l’acteur, a-t-il dit, est d’être l’homme de son rôle, de représenter le personnage, to personate. » Il a, certes, suivi ce principe et déployé un don de transformation qui ne peut avoir été porté plus loin que par Garrick lui-même. Cependant, on le conçoit, plus Irving a grandi par l’étude, par la pensée, par le progrès des années et de la gloire, plus il lui est devenu difficile d’entrer tout entier dans certaines enveloppes étroites, d’y glisser cette « personnalité magnétique » qui fait sa force et son succès. Comme ce figurant qui criait : « Burbadge ! » au lieu de : « Richard ! » c’était à Irving que nous songions ; c’était lui seul que nous pensions voir ; et le drame se changeait en une admirable leçon de lecture dramatique.

Bien qu’il ait un tendre respect pour les grands artistes qui l’ont précédé sur la scène, Irving fait peu de cas de la tradition. Sa méthode est toute personnelle, et il ne craint pas de la conseiller à ceux qui suivent la même profession, y compris les débutans. Cette méthode a trois phrases auxquelles s’adaptent trois procédés successifs. D’abord l’étude patiente et consciencieuse du texte : il faut comprendre la pensée de l’auteur. Quand on l’a comprise, on s’abandonne à son instinct, à son inspiration. Puis, parmi les effets ainsi découverts, on opère une sélection, on fixe les bons par une sorte de notation qui permet de les reproduire artificiellement et indéfiniment. Ainsi Irving passe en souriant à côté du paradoxe de Diderot sur le comédien. Diderot a raison lorsqu’il affirme que l’acteur ne se livre pas sur le théâtre aux hasards de l’inspiration, mais Diderot a tort quand il en conclut que le métier de l’acteur est purement mécanique. Comme Talma l’a justement observé sur lui-même, les émotions que l’acteur représente et qu’il nous communique sont quelquefois des impressions anciennes, réellement éprouvées et emmagasinées par l’étude. Mais exigera-t-on qu’il ait dans le cœur l’envie de tromper lorsqu’il joue l’hypocrite ; qu’il soit amoureux de sa camarade qui lui donne la réplique dans une scène de tendresse ; ou qu’il ait soif de sang humain lorsqu’il simule un assassinat ? Ces sentimens violens et souvent opposés, — à supposer qu’un même homme en fût capable, — paralyseraient l’acteur, loin de