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lui-même que dans ses autres œuvres. Le dialogue est rapide, agissant ; les personnages ne se livrent pas à des fantaisies poétiques, ne développent point de théories, mais expriment des sentimens qui n’ont rien de compliqué ni d’étrange. L’un d’eux est intéressant : c’est Synorix. A part le don juanisme qui le modernise trop, ce type ambigu, moitié barbare et moitié romain, dont la civilisation a affiné l’intelligence mais non éteint les passions, est une créature d’exception, une sorte de monstre qui connaît sa supériorité intellectuelle et sa déchéance morale ; il confond ces deux sentimens en une mélancolie qui n’est pas sans grandeur.

L’attrait de ce caractère est ce qui a fait manquer la pièce à Tennyson ; il a passé à côté du sujet que lui offrait Plutarque et dont s’étaient saisis Thomas Corneille et Montanelli, ce dernier avec talent et succès, malgré l’enflure du style. Ce sujet, c’est l’action de Camma, veuve du tétrarque de Galatie que Synorix, avec l’aide des Romains, a fait mourir et a remplacé au pouvoir. Synorix l’aime et veut l’épouser. Camma ne peut se soustraire à cet odieux mariage ; elle feint d’y consentir. D’après le rite sacré, elle doit porter ses lèvres à la même coupe que Synorix devant l’autel de Diane. Elle lui fait boire la mort dans cette coupe et l’y boit elle-même avec lui. Pour que ce dénouement n’éveillât dans notre esprit aucune objection, il eût fallu nous faire haïr Synorix autant que le hait Camma. Or Tennyson semble avoir tout fait pour diminuer l’horreur de son caractère. Il lui a donné le prestige d’une noble tristesse, l’excuse d’un grand amour, l’a en quelque sorte obligé de tuer son rival dans le cas de légitime défense. Il a mis le comble en nous montrant dans le premier époux de Camma un personnage inintelligent et brutal qui justifie mal les regrets et le sacrifice de la jeune femme. Ajoutez que, si le véritable sujet est le drame intérieur qui se passe dans l’âme de Camma, nous ne savons rien de ce drame jusqu’à la scène finale. Un coup de théâtre ne fait pas une pièce, et M. Archer a sans doute raison de préférer l’œuvre de Montanelli à celle de Tennyson. Malgré ces défauts, je crois que la Coupe retrouverait, comme en 1881, un accueil favorable auprès du public. Elle rappelle décidément nos tragédies par la dignité, la décence, par ce sérieux que ne trouble le mélange d’aucun élément comique, par cette identité dans les caractères, cette continuité de ton et cette unité d’action qui, quoi qu’on en dise, plaisent à l’esprit plus que ne fait l’imitation la plus fidèle des contrastes et des incohérences de la vie.

S’il n’avait écrit que le Faucon, la Coupe, la Promesse de mai, Tennyson ne tiendrait qu’une bien petite place parmi les écrivains dramatiques. S’il doit vivre au théâtre, c’est par ses trois drames historiques : Queen Mary, Harold, Becket.