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Dieu me garde, après cela, de médire de M. Chrysander : et si un peu de gloire lui revient de ce brusque réveil de la gloire de Hændel, Dieu me garde de prétendre qu’il ne l’aura point méritée ! Depuis cinquante ans il a voué à Hændel sa science et toutes ses peines. Non content d’écrire sa biographie, et de nous offrir un modèle de sûre et patiente critique, il s’est encore efforcé d’éclairer ses œuvres par l’analyse de toutes les influences extérieures qui avaient contribué à leur production. Par amour pour Hændel, il s’est constitué l’historiographe de toute la musique vocale du XVIIe et du XVIIIe siècle, il a remis au jour ces centaines de méthodes de chant, d’opéras, de cantates et d’oratorios dont personne, depuis un siècle, ne soupçonnait l’existence. Encore ne s’en est-il point tenu là. Il a formé l’ambitieux projet de rajeunir Hændel, de nous rendre son œuvre, non telle que nous l’ont transmise les vieilles partitions, mais telle, exactement, que le maître l’a créée, toute parfumée de fraîcheur et de nouveauté. Et c’est ainsi qu’à force d’aimer et d’admirer son héros, il s’est trouvé amené à collaborer avec lui.

Ces collaborations posthumes avec les grands musiciens paraissent, d’ailleurs, être fort au goût des nouveaux musicographes allemands. Déjà Hans de Bulow, sous prétexte de remettre au point les œuvres de piano de Scarlatti et des fils de Sébastien Bach, a introduit dans ses vieux ouvrages maints agrémens de son cru. Un éminent professeur du Conservatoire de Leipzig, M. Reinecke, a publié, il y a quelques années, un petit livre des plus curieux où il s’est efforcé de prouver que le texte gravé des œuvres de piano de Mozart n’était qu’une façon de canevas, sur lequel Mozart et les pianistes de son temps se chargeaient de broder, au courant de l’exécution, telles variations que leur fantaisie leur suggérait à ce moment : et aussitôt M. Reinecke s’est mis en devoir de rendre à ces œuvres divines le supplément de beauté que leur auteur, avec son insouciance ordinaire, avait négligé d’y adjoindre.

Beethoven lui-même n’a pas échappé à cette mode nouvelle : on ne s’est point encore avisé de changer des notes à ses partitions, mais déjà on a commencé à y changer les indications des mouvemens ; et c’est désormais un usage admis en Allemagne, sur la foi de je ne sais quelle affirmation du facétieux Moscheles, de précipiter ou de ralentir, au gré des chefs d’orchestre, le tempo inscrit par lui en tête des morceaux de ses symphonies.

Quiconque a un peu étudié, en même temps que les œuvres de Beethoven, la vie et le caractère de ce grand homme, reconnaîtra aussitôt ce qu’il y a de presque sacrilège à outrepasser de cette manière des indications où il apportait tant de soins. Pour Mozart, la chose est tout autre ; celui-là n’était pas un artiste, pas même un homme, mais une sorte d’enfant des contes de fées, tombé par hasard du ciel, et n’ayant jamais d’autre pensée que de fredonner les douces chansons qu’il y avait entendues. Assurément il ne lui est jamais arrivé de jouer deux fois