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de Baudelaire et d’où celle même de Banville n’est pas absente. Ce sont des vers de sensualité triste qu’on aimerait à entendre sur la fin de quelque fête vénitienne accompagnés par les violons et les violes d’amour. — Je pourrais en citer d’autres. Nous avons beaucoup de poètes, venus de beaucoup de pays ; car ce qui caractérise le personnel poétique d’aujourd’hui c’est que la carte des deux mondes s’y échantillonne. On en trouverait le dénombrement imposant dans le volume que M. Georges Docquois vient de consacrer au Congrès des Poètes[1]. Ce congrès avait pour objet d’élire un successeur à Leconte de Lisle dans le « respect des jeunes », comme on élit un conseiller municipal ou un membre du conseil des prud’hommes. Si la consultation était bizarre, les réponses ont été assez insignifiantes. Du dépouillement des votes il ressort que les jeunes poètes se recommandent non plus de Coppée ou de Sully Prudhomme, mais de Verlaine et de Mallarmé. On s’en doutait bien un peu.

L’idéalisme est à la base de la Poétique nouvelle. La poésie est chose de rêve. Le poète est le rêveur. Mais à ce mot de rêve il faut restituer tout son sens et y faire entrer la théorie elle-même de la connaissance telle que l’entendent les philosophes. Nous ne connaissons que nous-mêmes ; en nous étaient les êtres à qui nous avons tendu la main et les choses auxquelles nous nous sommes heurtés ; en nous était le parfum de la fleur, en nous les épines où nous nous sommes déchirés ; et les routes aux lointains obscurs où notre destin s’égarait ne menaient qu’à notre âme. C’est le sens de la légende de Narcisse. Nous sommes pareils à l’enfant grec amoureux de son image et qui meurt du désespoir de n’en avoir pu saisir la réalité. Comme lui, nous nous apercevons dans le miroir qui ne reflète d’autre visage que le nôtre. Ceux qui sont soucieux de savoir restent longuement accoudés dans cette contemplation d’eux-mêmes. Mais bien peu savent s’y absorber. Les apparences nous sollicitent : nous nous laissons prendre à leurs séductions. Pendant les heures du jour la lumière se joue aux objets, les fait saillir en relief et leur prête de vives couleurs ; il y a des voix et des caresses dans l’air : c’est le bruit, c’est le mouvement, le spectacle animé et varié, le décor qui nous abuse. A mesure que l’ombre revient, les couleurs s’effacent, les contours s’estompent, les bruits se taisent, les prestiges s’évanouissent, l’âme se ressaisit, consciente dans le silence et dans la mort de tout, d’être seule vivante… L’homme part au matin, laissant la maison qu’il ne devrait jamais quitter, si plutôt il ne faut que l’absence lui en révèle le charme familier. Il descend par la plaine où s’éveillent les cantilènes et les rondes enfantines. Il entre dans la ville où l’amour l’attend pour l’enlacer dans ses biens de chair. Sur la place se sont réunis les hérauts d’armes, et leurs trompettes remuent

  1. M. Georges Docquois, le Congrès des poètes ; 1 vol. Bibliothèque de la Plume.