Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seul bouc émissaire. Il a fallu de longues expériences et de longues réflexions pour nous faire revenir de notre injustice envers ce pauvre fataliste, faible, malade, trop sincère dans sa chimère d’empire libéral, et qui se laissait chasser par la meute, depuis des années, dans l’impasse au fond de laquelle était Sedan. Toute la suite des événemens européens rendait inévitable un conflit entre nos voisins et nous ; chacun le pressentait ; et, par sot humanitarisme ou par ambition parricide, nos rhéteurs prêchaient le désarmement, la garde nationale ; ils refusaient l’argent, ils refusaient les hommes, ils étranglaient l’armée de la France pour étrangler l’empire. Ils retiraient au pouvoir toutes ses défenses, afin qu’il fût à la merci du moindre choc intérieur ; et nul d’entre eux, hormis M. Thiers, ne prévit que ce choc pouvait venir du dehors. Faisons-leur ce crédit de croire qu’ils ne furent qu’aveugles, qu’ils n’aperçurent pas cette vérité d’évidence : en préparant patiemment leur victoire du 4 septembre, ils préparaient à coup sûr notre désastre du 1er septembre. Quand l’histoire définitive établira les responsabilités, les plus lourdes ne pèseront pas sur celui qui reculait d’instinct devant cette guerre, qui s’y engagea tristement, ne se sentant plus maître d’un pouvoir dont il ne gardait que l’apparence et qu’il avait moralement abdiqué entre les mains de ses pires ennemis. L’histoire demandera compte de la patrie démembrée à ceux qui décrétaient qu’on la pouvait préserver sans armée, sans gouvernement, à ceux qui la voulaient assez affaiblie pour qu’une secousse la livrât à leurs convoitises et à leur inexpérience. L’histoire dira ce qu’il faut imputer de nos larmes, de notre sang, de notre honte, au passif des héros dont nous honorions les photographies dans nos pupitres d’écoliers.

Mais revenons à nos illusions d’alors. Comme nous étions pourtant des jeunes Français, avec de bons cœurs tout au fond, nous trouvâmes une douceur inconnue dans ce désarmement des esprits qui suivit la déclaration de guerre. Pendant quinze jours de ce mois de juillet, il n’y eut plus d’opposans : je ne me souviens pas du moins d’en avoir rencontré parmi ceux de mon âge. Les étudians du quartier Latin organisaient des charivaris contre M. Thiers. Nous étions retournés avec la rapidité de l’enfant ; nous ne détestions plus celui qui allait nous donner du même coup la gloire et la liberté. Nous ne l’appelions plus Badinguet. Je crois bien que nous criâmes tous peu ou prou : « Vive l’Empereur ! » sur les flancs de cette armée qui passait. Bien entendu, aucun de nous ne mettait en doute le succès. Nos soldats étaient invincibles ; un régiment de zouaves enfonçait une division de n’importe quelle armée ; la nouvelle seule de l’embarquement des turcos démoralisait l’Allemagne. Nous avions vu tout enfans