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Il entrevoyait indistinctement, semblait il, un tréfonds où il voulait atteindre, une clé magique qui lui ouvrirait l’arcane où il voulait pénétrer. L’irritant et déconcertant problème qui se posait devant lui est celui qui se pose devant tout homme désireux de se rendre compte du génie propre d’un peuple, de discerner sous les manifestations de la vie extérieure, sous l’apparente contradiction des formes et des formules, du costume, des mœurs et des usages, les conceptions intérieures, les croyances réelles, les instinctives aspirations. Plagiaires de l’Europe, les Japonais des grandes villes le déroutaient par leurs facultés d’adaptation analogues aux siennes ; il retrouvait partout ce qu’il appelait « l’odeur du beefsteak anglais », et il s’éloignait du littoral pour ne la plus sentir, allant chercher jusque dans la province lointaine et peu connue d’Oki un champ d’observation où le contact avec l’étranger n’eut pas encore faussé l’instinct naturel de la race. Il le trouva et s’y absorba ; les semaines, les mois s’écoulèrent dans l’incessant labeur de l’homme à la recherche de la vérité.

De ce labeur, de l’ensemble des notes méthodiquement classées et minutieusement contrôlées au cours de cinq années, s’est lentement dégagée l’œuvre de Lafcadio Hearn, cette collection d’essais originaux dont la plupart révèlent une subtile observation et une merveilleuse intuition. A force d’étudier cette race asiatique, avant-garde de l’extrême-Orient, son esprit souple et pénétrant y retrouva, non sans surprise, les méthodes d’induction et de déduction qui lui étaient familières, les conceptions qui lui étaient personnelles, une singulière analogie d’idées et de pensées, qui, le jour où la lumière se fit en lui, où la cause première qui éludait sa poursuite lui apparut clairement, lui rendit sa tâche facile. Cette cause, il la cherchait consciencieusement, mais, alors qu’il s’en rapprochait, il s’en détournait, se croyant dupe d’un mirage, d’un reflet de lui-même s’interposant entre la vérité et lui. Elle était en effet le mobile instinctif et secret de ses propres actes et, quand force lui fut de le reconnaître, il se rendit compte de l’identité de goûts, de sensations et d’idées qui existait entre cette race et lui. Il comprit alors et l’inconsciente attraction qu’elle exerçait sur lui et la facilité avec laquelle il s’était adapté à elle. Le mot de l’énigme était celui auquel il s’attendait le moins, qui de lui-même, venait sous sa plume comme synthèse de sa patiente analyse, qu’il écartait comme invraisemblable, et qu’il ne se décida à tracer que contraint par l’évidence : le stoïcisme.

Le stoïcisme : là est pour lui le substratum de l’âme japonaise. Rien, semble-t-il, n’est, au premier abord, plus difficile à concilier que l’apparente joie de vivre, la douceur de mœurs, l’instinctive simplicité et la courtoisie souriante du Japonais avec ce principe austère d’une impassible philosophie. Et cependant, tout y ramène Lafcadio