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fonctionnaire, qui semblait fort ennuyé de son rôle. On sentait que toute la table était complice, et désirait que le prince passât inaperçu. Le commissaire de police finit cependant par le reconnaître, et, de plus en plus effaré, il se précipita hors de la salle, sans doute pour faire son rapport par télégraphe. Mais le péril était conjuré, et M. le Comte de Paris, son déjeuner fini, put regagner tranquillement le train. Le hasard fit que le quartier-maître du stationnaire de la Bidassoa se trouvât en tenue dans la salle du buffet. Le prince eut à passer devant lui ; le quartier-maître s’effaça et fit le salut militaire. Quelques minutes après, le train nous emportait vers Paris, que nous ne fîmes que traverser. Le même soir, nous arrivions à Eu.

J’ai fait bien des séjours à Eu, et de tous j’ai gardé un doux souvenir, excepté de celui-là. Mme la Comtesse de Paris vint nous rejoindre, quelques jours après, avec tous ses enfans, et je puis dire que, pendant un mois, j’assistai à une lente agonie. Parens et enfans voyaient approcher, avec une égale angoisse, le jour où il leur faudrait quitter cet endroit qu’ils aimaient tant, et ce pays où ils étaient si heureux de vivre. Jamais je n’eus l’occasion d’admirer à un égal degré la fermeté d’âme du prince. En apparence, rien n’était changé dans sa vie. Ses journées étaient toujours méthodiquement remplies. Tandis que nous nous agitions tous plus ou moins autour de lui, ses occupations et même ses plaisirs, chasse ou pêche, semblaient demeurer les mêmes ; mais la mélancolie qu’il y apportait trahissait que, dans sa pensée, il s’y livrait pour la dernière fois. Je me souviens encore d’une promenade que nous fîmes dans le parc d’Eu, la date du départ étant déjà fixée. Je l’entretenais, avec une certaine vivacité, de préparatifs que je jugeais indispensables. Tout à coup, il s’arrêta, et jetant les yeux sur le-gazon : « Tiens, dit-il, voilà une graminée que je n’avais pas encore vue ici. » J’eus un peu d’impatience, et comme je le savais un botaniste passionné, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Avec vous, monseigneur, la botanique ne perd jamais ses droits. » Il sourit, me regarda sans rien dire, et, se baissant, cueillit la petite herbe qu’il enveloppa avec soin dans un morceau de papier. Je regrettai alors mon irrévérencieuse plaisanterie, car je compris que c’était une relique qu’il emportait.

Ce triste séjour d’Eu était cependant, je ne dirai pas égayé, mais consolé par les témoignages de sympathie et par les visites que recevait le prince. Ces visites furent nombreuses, presque toutes publiques, quelques-unes mystérieuses. Dans les derniers jours l’affluence des fidèles fut énorme. La veille du départ, une véritable foule remplissait la grande galerie du château. M. le Comte de Paris avait donné l’ordre de laisser entrer