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les histoires le destin extraordinaire de la Sérénissime. Ces silhouettes exotiques, ces loggie lumineuses, ces créneaux moresques qui se mirent voluptueusement dans les eaux de la lagune rappellent d’une façon saisissante que ces palais furent bâtis pour les maîtres de la mer et de l’Orient. On se prend à chercher, derrière ces dentelles architecturales, l’appartement des femmes, véritable harem où les nobles Vénitiennes languissaient loin des regards, ne sortant que dans les grandes cérémonies pour éblouir le peuple et les étrangers de leur luxe asiatique. Mais les jours de splendeur ont depuis longtemps disparu, les palais patriciens sont là pour l’attester : baignés par une onde immobile et silencieuse, ils nous charment par la mélancolie des souvenirs et par ces tons chauds que le temps a déposés sur leurs façades. C’est partout l’abandon, la déchéance ! Les roues d’une usine grincent sous les voûtes du palais Labbia décorées par Tiepolo, et l’âme de la Seigneurie a déserté pour toujours les portiques de l’incomparable palais des Doges.

Gênes s’est mieux défendue contre les assauts de la fortune. L’ancienne rivale de Venise avait, à la vérité, infiniment moins à perdre. De son passé ne se dégage pas le même parfum romantique. Cité commerciale elle fut, cité commerciale elle est restée. Elégans et confortables, peuplés d’objets d’art et de toiles de maîtres, ses palais les plus renommés ont été construits pour abriter une aristocratie de banquiers.

Plus captivans mille fois sont ceux de Florence, non seulement parce que leur architecture revêt des formes plus nobles et plus grandioses, mais surtout parce qu’elle est la fidèle image du génie toscan. Aussi quelle frappante harmonie entre ces édifices et la génération d’hommes qui les vit paraître ! Avec ses murailles énormes percées de rares fenêtres ogivales et son campanile gigantesque, le Palazzo vecchio provoque la claire vision des jours troublés et des luttes émouvantes du moyen âge. Moins farouches, les palais Strozzi, Riccardi et Pitti personnifient bien, dans leurs majestueuses proportions, la mâle fierté de l’aristocratie florentine. Ils constituent le triomphe de l’architecture profane à l’époque de la Renaissance.

A Rome, tous les âges sont confondus dans une sorte de chaos, qui éblouit plus encore qu’il ne charme le nouveau venu surpris de rencontrer à chaque pas d’inexplicables anomalies qui prennent facilement à ses yeux inexpérimentés les proportions de véritables sacrilèges artistiques : la floraison des églises primitives écloses dans le squelette des temples païens ; le mausolée d’Adrien devenu citadelle ; celui d’Auguste servant de soubassement à un cirque,