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combats, Ordal et Bubrégal, le font major et lieutenant-colonel ; mais, comme l’avancement à cette époque est très lent, qu’il ne suffit pas de bien jouer et qu’il faut encore être heureux, Suchet réclame en vain pour lui le grade de colonel.

C’est Louis XVIII qui, le 11 juin 1814, répara ce déni de justice. Pendant les Cent-Jours, Bugeaud, colonel du 14e de ligne, formant l’avant-garde de l’armée des Alpes, accomplit trois faits d’armes qui disparaissent dans la grandeur du désastre de Waterloo : le 15 juin, il enveloppe un bataillon piémontais, s’en empare presque sans coup férir, met en déroute une brigade accourue au secours de sa grand’garde, occupe Conflans et l’Hospital ; quelques jours après, il enlève un bataillon de grand’garde établi à Moulins ; et, enfin, le 28 juin, apprenant que 10 000 Autrichiens approchent, il forme son régiment en colonne serrée, lui lit le bulletin de Waterloo, et ajoute ces belles paroles : « Soldats du 14e, voici votre aigle : c’est au nom de la patrie que je vous le présente, car, si l’Empereur, comme on assure, n’est plus notre souverain, la France reste. C’est elle qui vous confie ce drapeau ; il sera toujours pour vous le talisman de la victoire. Jurez que tant qu’il existera un soldat du 14e aucune main ennemie n’en approchera ! — Nous le jurons ! » s’écrie tout d’une voix le régiment. Le combat s’engage, et pendant dix heures, 1 751 Français tiennent tête à l’ennemi, tuent 2 000 hommes, font 960 prisonniers, — et Bugeaud, renforcé de deux bataillons, se disposait à achever la destruction des Autrichiens, lorsque se présenta un officier d’état-major annonçant la signature de l’armistice.

Au mois de septembre 1815, malgré sa loyale adhésion à la royauté, Bugeaud est licencié comme brigand de la Loire, et se retire à la Durantie, où il épouse Mlle de Lafaye, où pendant quinze ans il va satisfaire une de ses maîtresses passions, l’agriculture. Manier la charrue et la faux, diriger soi-même du matin au soir les ouvriers, n’est qu’un jeu pour un tel homme. Mais il ne lui suffit pas de transformer sa propriété par de nouveaux procédés de culture, de fonder une école dans sa propre maison : il veut changer le sort misérable du paysan et coloniser le pays ; il s’attaque à la routine, triomphe des défiances, prouve la bonté de ses idées par le succès ; et l’un des plus beaux jours de sa vie est sans doute celui où les propriétaires du canton forment à sa voix le premier comice agricole de France. Et, après comme avant 1830, à la Chambre et en Algérie, dans sa correspondance avec les préfets et les ministres, au Conseil général de la Dordogne, il demeure un des plus fermes défenseurs de l’agriculture, soit qu’il réclame des millions pour généraliser l’institution des comices