Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/546

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Certes Bugeaud en mainte circonstance eût avec enthousiasme voté une semblable proposition : les détails de la cuisine politique, la traite des députés, les secrets de certaines consciences ne lui répugnent pas moins que l’incohérence parlementaire.

Les qualités brillantes de M. Thiers, son esprit, son talent de parole, ses dons de fascination avaient profondément impressionné Bugeaud qui longtemps vit en lui l’homme du gouvernement de Juillet. Thiers historien militaire, théoricien et praticien du régime représentatif, Thiers défenseur de l’ordre, causeur prestigieux dans un salon et à la tribune, Thiers homme d’État universel, voyageur d’idées incomparable, charmait un soldat qui avec lui se sentait presque à côté d’un compagnon d’armes. Ses admirateurs le proclamaient le Gœthe de la politique, le Périclès, l’Alcibiade du système parlementaire, et il tenait de Napoléon sans doute son goût pour les drames d’imagination, les coups de théâtre, les projets poétiques qui caressent l’âme des foules : peut-être avait-il conquis une partie de sa popularité en flattant le penchant national pour le bonapartisme; et puis, mieux que les autres ministres de la monarchie, il avait le sens de la révolution. Ses ennemis, au contraire, le traitaient de roué gouvernemental sans foi ni loi, lui reprochaient d’être le Danton en miniature d’un régime pacifique, l’historien de la fortune et du succès, de personnifier la fantaisie de la domination et le sensualisme du pouvoir, de n’avoir que l’habileté des petites choses : et Bugeaud de se récrier contre les critiques, et d’en découdre pour son ami. Mais voilà que petit à petit Thiers creusait le fossé entre ses collègues du 11 Octobre et lui; il voulait rester séparé et distinct, prêtait l’oreille au tiers parti, aux chefs de l’opposition dynastique. Bugeaud devenait inquiet, chagrin comme un amant qui découvre chez une maîtresse adorée quelques défauts; la coupure s’élargissait, la scission s’accusait plus profonde, envenimée par les états-majors des généraux. M. Thiers enrégimentait sous son drapeau presque toute la presse, il formait le ministère du 22 février 1836, où entrèrent trois coryphées du tiers-parti. Bugeaud se lamentait de plus en plus, mais la lune de miel durait encore, le charme n’était pas rompu : Bugeaud pouvait marcher avec le Roi qui espérait maintenir par M. Thiers l’ancienne politique, tout en faisant fléchir légèrement les apparences, et à qui cette trinité ministérielle de Guizot, Thiers, de Broglie semblait Casimir Perier en trois personnes. A plusieurs reprises, le général tente de les réconcilier, se flatte même d’avoir réussi, confond des armistices avec la paix, comme si les amitiés des hommes politiques étaient autre chose en général que