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histoire naturelle avait élevées entre les espèces. Il serait donc plaisant que d’un cynocéphale ou d’un macaque le temps, l’occasion, les circonstances, — et tout ce que l’on enveloppe de causes inconnues sous le nom de sélection naturelle, — eussent pu faire un homme ; et que d’un Chinois ou d’un Japonais elles ne pussent pas faire un Allemand ou un Français! Aussi bien, et sous nos yeux, d’un mélange d’Anglais, d’Irlandais et d’Allemands, c’est-à-dire de Saxons, de Celtes et de Germains, cinquante années n’ont-elles pas suffi pour dégager une race américaine ? Il y a une « race américaine » : tous les observateurs s’accordent en ce point. N’est-ce pas comme si l’on disait que ce n’est pas le sang qui fait les races ? qu’elles ne sont en réalité que des « formations historiques, » dont l’étude ne peut relever que de l’historien? des « composés » instables par définition? un je ne sais quoi de mobile, d’éternellement ondoyant, de fluide, qui participe du mouvement perpétuel de l’histoire elle-même? — et c’est précisément où j’en voulais venir.

« Grâce à la solidarité croissante qui unifie le monde, — écrivait-on ici même il y a quelques années, — il se crée de nos jours un esprit européen, un fonds de culture, d’idées et d’inclinations communes à toutes les sociétés intelligentes ; comme l’habit partout uniforme, on retrouve cet esprit assez semblable et docile aux mêmes influences à Londres, à Pétersbourg, à Rome ou à Berlin. On le retrouve même beaucoup plus loin, sur le paquebot qui sillonne le Pacifique, dans la prairie qu’un émigrant défriche, dans le comptoir qu’un négociant installe aux antipodes. » Aveugle qui le nierait ! Londres ou Paris sont aujourd’hui plus près de Rome qu’il y a cent ans Berlin ne l’était de Vienne. Les frontières ne sont pas tombées ! et au contraire, nous les voyons tous les jours, dans l’Europe entière, se hérisser de nouvelles défenses ou de nouvelles menaces ; on n’a pas non plus construit de tunnel sous la Manche. Mais il n’en est pas moins vrai que les idées s’échangent ou se communiquent plus rapidement d’un bout à l’autre de l’Europe qu’il y a cent ans de province à province, et là est la grande raison du cosmopolitisme littéraire. Auteurs dramatiques ou romanciers, dans la mesure où leur art s’efforce d’imiter la vie commune, le modèle qu’ils essaient de reproduire est le même, à Paris ou à Londres, à Berlin ou Saint-Pétersbourg, à Boston ou à Philadelphie. Il s’est de plus établi, presque sur tous les sujets, une façon de penser commune. Et, de cette manière de penser commune, jointe à cette manière de vivre identique, résulte une manière analogue de sentir qui, de génération en génération, efface en chacun de nous l’empreinte héréditaire ou première de la race.