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derrière. » C’est pourquoi toute la sagesse, comme le dit l’auteur, n’est que de devenir homme, et le rôle de l’écrivain n’est que d’y aider son semblable. Car ce n’est pas l’homme qui est fait pour l’art ou pour la littérature, ou pour la politique, ou pour la religion même, mais au contraire, c’est la religion, c’est la politique, c’est la littérature, c’est l’art qui sont faits pour l’homme. Le sophiste avait raison : Πάντων ἄνθρωπος μέτρον, et il ne suffit que de le bien entendre. Quelles que soient les forces étrangères à nous qui agissent dans la nature ou dans l’histoire, nous ne connaissons d’elles que les rapports qu’elles ont avec nous. Si, pour essayer de les mieux définir, la science ou la philosophie les distinguent de nous, les en isolent, ou nous les opposent, ce ne sont jamais là que des abstractions. Il appartient précisément à la littérature de nous en faire souvenir. Elle y réussit en les ramenant à la mesure de l’homme, et c’est ce que j’appelle exprimer la nature ou l’histoire en « fonction de l’homme ».

Je dis de plus que nos grands écrivains n’ont jamais exprimé l’homme qu’ « en fonction de la société », et peut-être aucun autre caractère ne met-il plus de différence entre eux et les grands écrivains étrangers. Il semble du moins qu’en Angleterre comme en Espagne, et en Allemagne comme en Italie, le génie ou le talent même n’aient trop souvent été considérés que comme un titre à se distinguer ou à « s’excepter ». On y affecte volontiers l’horreur des idées communes. « La grande supériorité des Allemands, a dit quelque part Mme de Staël, est dans l’indépendance de l’esprit, dans l’originalité individuelle... En Allemagne tout est indépendant, tout est individuel... il n’y a de goût fixé sur rien ». Mais au contraire nos classiques n’ont considéré comme une véritable « supériorité » que celle qui se terminait à quelque utilité commune, et là, précisément, est la raison de l’accueil qu’ils ont reçu même des étrangers. Voyez la « fable » de La Fontaine, la « comédie » de Molière, la « satire » de Boileau. L’objet de la satire de Boileau est d’ailleurs trop évident pour que j’y insiste. Mais qu’est-ce que l’École des maris ou l’École des femmes, si ce ne sont des opinions, et des opinions raisonnées, sur l’éducation qu’il convient de donner aux femmes en vue du mariage, et par conséquent dans l’intérêt de la société? Qu’est-ce que Tartufe, si ce n’est une opinion, et une opinion très artificieusement motivée, sur la part qu’on doit faire à la religion dans l’intérêt de la société? Ou bien encore qu’est-ce que le Misanthrope, si ce n’est une opinion sur les sacrifices qu’exige de nous l’usage de la société? C’est ainsi que perce et qu’apparaît partout dans la comédie de Molière la préoccupation sociale. Qui ne sait encore qu’elle fait le fond de la fable de