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réserve plusieurs sens, qui se découvrent successivement au regard; sur la page où nous avions ri ou tremblé, quand nous l’épelions pour la première fois, notre cœur d’homme se serre douloureusement, si c’est le Don Quichotte, notre esprit médite profondément, si c’est le Robinson. Lisons-nous ces volumes à nos enfans, les effets divergens et souvent contraires se produisent simultanément, faisant mesurer la distance qui nous sépare de ces petits êtres.

Les deux œuvres ne sont comparables qu’entre elles ; la même définition s’appliquerait à l’une et à l’autre : roman d’analyse dans un roman d’aventures, tournant autour d’un personnage principal doublé d’un satellite. Elles se ressemblent par les procédés de composition, par le réalisme minutieux auquel ces idéalistes demeurent appliqués dans tous leurs rêves. Mais la ressemblance s’arrête là. Sous son apparence de badinage enjoué, le Don Quichotte est le plus pessimiste de tous les livres ; le Robinson en est le plus optimiste. L’un raconte la défaite d’un idéal démesuré, l’autre le triomphe d’un idéal raisonnable. Les impressions différentes qu’ils nous laissent s’expliquent trop bien : le héros de Cervantes est aux prises avec les hommes, avec des hommes civilisés; celui de Daniel de Foë n’a pour adversaires que la nature, la fatalité des choses et les sauvages: il est le mieux loti. Quoi qu’il en soit, l’œuvre du premier contient toute l’histoire de la pauvre Espagne, du peuple chevaleresque qui défend l’Europe contre l’invasion musulmane, découvre et conquiert les nouveaux mondes, se fait le champion universel de l’Église, et succombe toujours sous le poids de ses entreprises, sous les sévérités de la fortune ironique. Il s’est rencontré un génie moqueur dans cette nation grave ; sa gaîté amère et sa philosophie cruelle sont le résidu de toutes les expériences, de toutes les déceptions de sa noble et chimérique patrie. Il semble, au contraire, que l’Anglais ait voulu écrire le livre de raison de son pays, et qu’il en ait fait un hymne de reconnaissance au dieu soigneux qui assure les succès pratiques de ce pays.

Il faut bien croire que l’optimisme religieux du bon Daniel est le sentiment collectif d’une race, car il eut peu de motifs personnels de remercier le Ciel. Si le Robinson vient tout naturellement en parallèle avec le Don Quichotte, c’est surtout parce qu’il y a des rapprochemens frappans entre les destinées de leurs auteurs. Misérable et agitée fut la vie du dissident anglais, comme celle du soldat espagnol. Tous deux étaient des réfractaires ; tous deux, malchanceux de génie, pouvaient s’appliquer le dire du premier : « Le talent ne sert pas aux usages ordinaires de la vie.