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de Vendredi au « Château » : le sauvage se prosterne devant son maître avec le geste humble et tendre qui affirme son vasselage. « Il s’approcha de moi; puis, s’agenouillant encore, baisa la terre, mit sa tête sur la terre, prit mon pied, mit mon pied sur sa tête : ce fut, il me semble, un serment juré d’être à jamais mon esclave. »

On contemple cette scène, et l’on ne peut s’empêcher de penser que de Foë y enferma d’avance, comme en un tableau symbolique, le rêve obstiné de son pays, de toute sa race : une domination illimitée sur l’univers, une prise en tutelle de tous les peuples trop faibles pour résister à Robinson. — Le dessein que poursuit ce dur matelot et la façon dont il le réalise n’éveillent pas toujours la sympathie, loin de là. Son souci du droit d’autrui est parfois trop sommaire. Il faut veiller sur Robinson, surtout après ce dernier poll, où je crois bien qu’il a voté avec enthousiasme, parce qu’il attendait du résultat beaucoup de satisfactions pour son humeur expansive. Et afin de veiller utilement sur lui, il faut le bien connaître, ce qui est difficile ; il faut aller chercher sa pensée historique et les raisons de sa force dans les livres où il se raconte ingénument, en premier lieu dans celui qui porte son nom. Ces précautions prises, on serait très injuste et par trop désintéressé de ce qui glorifie l’homme de tous les temps et de tous les lieux, si l’on ne proclamait pas que Robinson mérite sa fortune par de rares vertus, et qu’il y a beaucoup à admirer, beaucoup à apprendre, chez ce magnifique exemplaire de l’humanité.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.