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extraordinaires, uniques même, où semblent aboutir et se résumer des siècles de beauté ; un de ces chants qui suffiraient à témoigner d’un art et à permettre de le reconstituer, alors que tout, hormis ce chant, en aurait péri. Oui, ne demeurât-il de la mélodie italienne que le Tre giorni son che Nina, on en connaîtrait la tristesse, comme par le Cieli immrnsi de Marcello on en connaîtrait la joie.

« Depuis trois jours, Nina sur sa couche est étendue. Fifres, cymbales, timbales, éveillez ma Ninette, et qu’elle ne dorme plus[1]. » Voilà tout : trois lignes de poésie, huit lignes de musique, et un chef-d’œuvre. Je n’en connais pas de plus court. Surtout je n’en connais pas de plus exclusivement mélodique. Nulle part la mélodie italienne n’offre rien de moins harmonisé, rien de plus linéaire et de plus nu. Mais de ces lignes le dessin est adorable ; divins sont les contours de cette nudité. Il y a même ici, comme en toute beauté parfaite, de la raison, de la logique, et de cette phrase musicale il faut admirer jusqu’à la syntaxe. Si brève qu’elle soit, comme elle est composée ! comme elle s’équilibre avec symétrie et sans raideur ! Elle ne module même pas, ou à peine, et passant dans le ton relatif mineur, elle le traverse, mais sans s’y arrêter. Est-il nécessaire de signaler, ou de rappeler, car tout cela est connu, le lyrisme de l’apostrophe : Pifferi, cembali, timpani ! Faut-il montrer comment ce nouveau motif se déduit du premier et comment il le ramène ? Qui donc enfin, n’eût-il entendu qu’une seule fois monter la gamme déchirante : Svegliatemi Ninetta ! n’en a conservé dans son âme la trace et comme le sillon douloureux ! Un mystère plane sur cette page sublime, un mystère d’amour et de deuil. Qui dira quelle fut Ninette, et sous quel balcon désert, sous quelle fenêtre à jamais close, la triste aubade fut chantée ! Elle a quelque chose de funèbre ; ce n’est point une endormie qu’elle veut éveiller, c’est une morte. On songe en l’écoutant à toutes les vierges de la poésie et de l’histoire que le trépas a pâlies, à Tune d’elles surtout : à la jeune fille de l’Evangile, que ressuscita Jésus. Pour elle aussi v déjà les musiciens et les joueurs de flûte étaient arrivés. » — Pifferi, cembali… Telle est l’ardeur de cet appel, qu’une douleur véritable lui demanderait peut-être un pareil miracle ; peut-être devant une morte bien-aimée, ce chant vous monterait-il au cœur avec l’espoir insensé, presque l’attente de la voir se réveiller.

  1. Tre giorni son che Nina a letto se ne sta.
    Pifferi, cembali, timpani,
    Svegliate mi Ninetta, acciò non dorma più.