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plainte et de regret au-dessus de la dalle sous laquelle est couché l’époux qu’elle a perdu, vous ne persuaderez pas que ces mots n’arrivent pas à leur adresse, qu’il n’y a pas là quelqu’un qui les écoute et qui en jouit ; elle vous répondra qu’elle entend sortir de terre une voix, bien basse et bien douce, qui répond à la sienne. Irez-vous dire à la mère que l’enfant qui lui a été ravi ne saurait plus s’amuser de la poupée qu’elle lui apporte le jour de sa fête ? Vous lui paraîtrez grossier et cruel ; au prochain anniversaire, elle reviendra, les yeux baignés de larmes, avec le même cadeau.

C’est que « le cœur a ses raisons que l’esprit ne connaît pas. » Ici, ces raisons, c’est la répugnance instinctive que nous inspire l’idée d’une brusque et complète cessation de la vie, c’est le rêve ingénu de nos lointains ancêtres, c’est l’antique croyance à la survie des morts dans le tombeau, croyance qui s’est imprimée si fortement dans la substance et comme dans la moelle même de l’âme humaine, que des siècles d’expérience, de réflexion et de culture scientifique n’ont pu encore l’arracher de ses replis et en faire disparaître les dernières traces. Quand on est de sang-froid, on l’analyse en curieux et en critique ; on en parle comme de tel ou tel usage singulier des peuplades préhistoriques ou des tribus qui demeurent encore dans l’état de barbarie ; on serait presque tenté d’en sourire. Pourtant elle n’a pas péri ; elle se transmet encore de génération en génération. Comme ces sources qui jaillissent tout d’un coup sous la pioche, dans le sol que défonce le fer, elle reparaît, faible et vague consolatrice, dans les esprits qu’une grande douleur ébranle jusqu’en leur dernier fond, qu’elle place, tout frissonnans, en face de l’éternel et insoluble problème.


GEORGES PERROT.