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l’autre ; il sera temps de dormir quand nous serons sous terre. » Il meurt avec une grâce merveilleuse. Un matin d’été, dans sa maison d’Arqua, on le trouve endormi de l’éternel sommeil, le front couché sur un livre.

Il a vu l’aurore d’une civilisation très noble, et cependant, en lui, de sa jeunesse à sa dernière lecture, tout est mélancolie et découragement. Cette âme vibrante, lyrique et maladive, qui n’a jamais su se détacher d’elle-même, ne nous rend que ses émotions, ses tristesses et ses souffrances, amours chimériques et douloureuses, ennuis d’exil, espoirs évanouis, rêves de citoyen enflammé par les souvenirs de Tite-Live, que les misères d’un âge affreux ont dissipés, vanité de la gloire et de la liberté, amertume de la vieillesse, charmes de la solitude, douceur de la mort. Toutes ses passions ont été déçues, tous ses efforts impuissans, toutes ses missions diplomatiques stériles. Les fantômes qu’il a poursuivis ont échappé à son étreinte : Laure de Noves, la République romaine, le principat mystique de Rienzi, le secret de la langue grecque. Mais il n’a pu ni ramener à Rome l’Église d’Avignon, ni rappeler en Italie le protectorat de l’Empire. Autour de lui, le moyen âge tombe en ruines, et lui, qui fut l’ouvrier inconscient de l’avenir, l’adversaire ironique de la scolastique, il s’attarde, par certaines formes de son art et les habitudes de sa pensée, au moyen âge. La poésie de ses sonnets se fond trop souvent dans l’abstraction ou la subtilité ; ses traités de morale ont la sécheresse du XIIe siècle ; tel chapitre de ses dialogues sur la Vie solitaire ou la Paix des religieux, semble une page détachée de l’Imitation. Et, sur le front pâle de celui que l’on appelle volontiers « le premier homme moderne », la lueur d’aurore prend parfois la teinte attristante du crépuscule.

Combien différent Boccace n’apparaît-il pas tout d’abord ! Moins grand par la pensée, moins pur par le cœur, mais plus vivant, d’un esprit plus éveillé et plus heureux, on ne l’imagine point enfermé dans le désert de Vaucluse ou la retraite ombreuse d’Arqua. « Il était, dit Philippe Villani, agréable et de caractère joyeux, plaisant en ses propos et amoureux des beaux discours. » C’est un homme de conversation et de plaisir qui n’entend rien au platonisme, à qui la gaieté d’une société polie est aussi nécessairaire que la lumière du jour. La cour riante de Naples, au temps de Robert d’Anjou, est véritablement son cadre naturel. On y lit des vers d’amour et on les commente, car les dames n’y sont point farouches. « Souvent, dit-il, telle y entre Lucrèce, qui retourne Cléopâtre à sa maison. » L’allégresse de Naples, la sensualité légère qu’on y respire, le sourire voluptueux de son