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d’immondes fossoyeurs qui emportaient le cercueil à la course vers l’église la plus voisine, précédés de quatre ou six clercs, con poco lume, avec peu de cierges, et parfois « sans aucun cierge. » Puis on précipitait la triste dépouille à la première sépulture « inoccupée » que l’on trouvait sur le chemin. Chaque matin, le clergé recueillait, en passant, alignées sur des tables, devant leurs maisons, des familles entières. Deux clercs venaient-ils, avec une seule croix, chercher un mort, en un clin d’œil ils se voyaient à la tête d’une procession de cercueils qui couraient sur leurs talons. Bientôt les cimetières regorgèrent d’habitans ; on creusa alors, près des églises, des fosses profondes où les corps étaient déposés « par couches », à la façon des « marchandises dans la cale des navires », recouverts de quelques poignées de terre, jusqu’à ce que la tombe fût comblée de cadavres. On mourait en foule dans la campagne, et les troupeaux, privés de leurs bergers, erraient le jour à travers champs et rentraient le soir d’eux-mêmes à la maison vide. À Florence et dans le contado florentin, plus de cent mille personnes moururent. « On déjeunait le matin, dit Boccace, avec ses parens et ses amis ; on soupait le soir avec ses ancêtres dans l’autre monde. »

Le noir archange passa sur la chrétienté entière, et le monde se crut arrivé à son dernier soir. Il mourut, selon certains chroniqueurs, soixante personnes sur cent. À Constantinople, on perdit le fils de l’empereur Andronicus ; en France, la reine et trois princes du sang ; à Florence, l’historien Jean Villani ; à Rome, sept cardinaux ; en Provence, la bien-aimée de Pétrarque, Laure de Noves.

Or, un mardi matin, se rencontraient, à l’issue de la messe, dans la claire église de Santa-Maria-Novella, à Florence, sept jenes dames, en grands habits de deuil, qui n’avaient nulle envie de goûter de sitôt au banquet funèbre. La plus âgée n’avait pas plus de vingt-huit ans, la plus jeune moins de dix-huit. « Chacune d’elles était sage et de noble race, belle et de mœurs pures et d’une grâce honnête. » La doyenne de l’aimable cercle, Pampinea, prit la parole, et se fit l’interprète des terreurs et des ennuis de ses compagnes : « En vérité, on voit dans Florence beaucoup trop d’enterremens ; les fossoyeurs et les mauvais sujets y tiennent insolemment le haut du pavé et chantent des chansons bien libertines. Ici, dans l’église des dominicains, on ne voit presque plus de frères, et il est fort triste de penser que les autres sont morts. » Quand Pampinea rentre chez elle, elle ne trouve plus, de toute sa maison, que sa femme de chambre, et cette désolation lui « fait dresser les cheveux. » Dans la rue, elle croit apercevoir