poussière humaine, et la contemple avec des gestes de déplaisir plutôt que de pitié. Mais n’en doutez pas, jeunes dames et jeunes seigneurs vont tourner bride, non point du côté des Ermites du désert, mais vers la lumineuse villa florentine où les attendent, parmi les myrtes et les buissons d’églantiers, les heureux conteurs du Décaméron.
Si chacun de ces contes est une œuvre d’art, c’est qu’il répond à la vue profonde et périlleuse de la Renaissance sur la vie et le bonheur. Pour l’Italie nouvelle, la condition première du bonheur est la sérénité, telle que la voulait Épicure, la paix du cœur, la joie secrète d’une âme qui se sent supérieure aux accidens de la fortune, aux misères de l’histoire, comme à ses passions et à ses souffrances propres. L’homme paraît alors le maître de sa destinée, comme le sculpteur l’est de sa statue, et sa vie est véritablement digne d’envie. Il est le maître même des angoisses de son honneur, des révoltes de sa conscience. Il peut aller droit, sans entrave ni scrupule, sans miséricorde ni douceur, jusqu’à l’extrémité de ses désirs, assouvir son orgueil et sa sensualité, tempérer même par la froide sagesse les violences de son égoïsme. Tels les grands virtuoses du XVe et du XVIe siècle italien, capitaines, papes, condottières et tyrans, impassibles ouvriers d’une histoire tragique.
Ajoutez les artistes. L’artiste, lui aussi, est un virtuose. Peintre, conteur, sculpteur ou poète, il tient, en quelque sorte, son cœur dans sa main, et il en règle toutes les ardeurs. Il aime, il sourit, il pleure, il hait ou il adore à l’heure qu’il lui plaît de choisir. S’il abaisse son regard sur les choses humaines, il n’en jouit ou il n’en souffre qu’autant qu’il lui convient. Les émotions qu’il reçoit du spectacle du monde, celles mêmes qui sortent de son âme, se transforment en un idéal impersonnel, et son chant poétique est d’autant plus sonore et pur que l’accent en est moins intime. Il est le passant tranquille de Lucrèce qui, du rocher où il se tient, contemple la tempête et l’agonie des naufragés et prête l’oreille à la clameur de l’ouragan. C’est au temps même où Pétrarque se lamentait sur la ruine de l’Italie, son inconsolable deuil, que Boccace écrivit le Décaméron. Ici apparaît, pour la première fois, la sérénité indifférente de la Renaissance, et de Boccace à l’Arioste, comme dans l’œuvre des peintres et des sculpteurs italiens, florentins, lombards, romains ou vénitiens, à quel signe soupçonnerait-on que ces écrivains et ces artistes ont habité « l’hôtellerie de douleur », sur laquelle Dante avait appelé la pitié de la