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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/146

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une bourse pleine de florins. Salabaetto n’avait pas perdu son temps. Tout lui souriait : dans la journée même, il vendit ses marchandises avec un gros bénéfice. Aussi Jancofiore était, chaque soir, plus aimante. Un jour, elle fond en larmes et conte une histoire à frémir. Un sien frère, qui réside à Messine, lui demande sur le champ mille florins d’or, faute desquels on lui couperait la tête. Si la dame avait seulement quinze jours devant les mains elle vendrait un de ses nombreux et riches domaines. Mais le temps presse horriblement. Et de sangloter de plus belle et de s’évanouir. Salabaetto n’hésite pas à offrir tout ce qu’il possède, ses cinq cents bons florins d’or. Il les donne en vrai chevalier, sans témoin ni écrit. Dès lors, brusque changement à vue de la scène. L’amour s’envole. La porte de la belle se ferme quotidiennement au nez de l’amoureux. Il finit par comprendre son malheur. Notre Florentin va se confesser à Naples à un sien ami, homme di sottile ingenio, Canigiano, trésorier de l’impératrice de Constantinople, un Florentin aiguisé de byzantinisme, qui lui répond : « Tu as eu tort, tu as désobéi à tes patrons, tu as jeté ton argent par la fenêtre, pour le plaisir seulement. » Les deux compères inventent alors une bonne ruse. Nicolo retourne à Palerme, avec une pacotille de fausses marchandises, ballots et tonneaux d’huile, simples chiffons et pure eau de mer, qu’il livre à la douane et fait inscrire pour plus de 2 000 florins d’or. Vous devinez la suite. Jancofiore, trompée par le stratagème, se réconcilie avec son amant et lui rend tout d’abord les 500 florins. À quelques jours de là, le malicieux personnage feint une grande mélancolie. Un navire qui lui apportait, dit-il, pour 3 000 florins de marchandises, a été pris par les corsaires de Monaco et ceux-ci lui demandent, pour sa part de rachat, 1 000 florins. La dame les emprunte à un usurier, qui reçoit en gage tout un magasin de la douane palermitaine, avec toutes ses clefs et tous ses rats. Salabaetto saute sur le premier navire en partance pour Naples, avec 1 500 florins dans sa ceinture. Le tour était joué. L’histoire archaïque du soldat, du vieux fripon et de la bonne vieille, encore visible ici en ses lignes élémentaires, n’était qu’une maigre et raide figurine d’argile. La nouvelle de Boccace est une ciselure de bronze florentin, fouillée en toutes sortes de détails, spirituelle, complexe et touffue comme une œuvre de Cellini.


V

De même pour tous les récits du Décaméron empruntés aux fabliaux de France. Il y en a, selon M. Bartoli, une vingtaine, qui roulent sur le thème éternel de la sottise humaine dupée,