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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/173

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demande des circonstances ; le soldat comprend pourquoi il a dû aimer sa compagnie plus que lui-même, son bataillon plus que sa compagnie, son régiment plus que son bataillon. C’est que maintenant ces unités entières se donnent et s’immolent les unes aux autres, tantôt découvertes pour accomplir leur œuvre propre de destruction et tantôt retirées à l’abri de la forteresse mouvante dont chaque pierre est une poitrine d’homme. A mesure que le faisceau humain pénètre dans le fourré humain, le fantassin voit l’artilleur qui travaille à déblayer le terrain ; il le couvre par la haie de ses fusils et par la pluie de ses balles. L’artilleur cependant prépare les voies ; pourvu qu’on protège un moment sa machine, il promet de marcher par la route une fois ouverte, moins pour tirer que pour partager les risques, moins pour nuire que pour encourager. Le cavalier se lance pour l’un et pour l’autre, étant lui-même le seul projectile dont il dispose dans cette tourmente de feu, de fer, de sang, de haine et d’amour.

Ainsi s’achève en actes de guerre cette éducation tournée tout entière vers la guerre. On imaginerait difficilement une méthode pédagogique mieux fondée sur le respect des personnes et sur l’économie du temps, plus exactement adaptée à sa fin, plus soigneusement graduée dans ses parties. Et non seulement l’ordonnance logique, mais encore la correspondance du système avec les formes constitutives de l’armée sont à considérer. Car si les armes doivent être les membres du soldat, si les soldats, ces armes vivantes, doivent être réunis à leurs chefs par un lien vital, si tous les officiers doivent n’avoir qu’un souffle, celui du général, enfin si l’organisme réclame la souple obéissance de chacun de ses organes avant qu’on puisse garantir les mouvemens et le rythme du corps entier, la méthode de Dragomirow marque justement d’une phase distincte chacun de ces assouplissemens successifs. Il y aurait sans doute un vif intérêt à montrer comment, dans la pratique, cet enseignement se succède et se subordonne ; ce serait étudier la compagnie, unité pédagogique parce qu’elle est unité tactique, dans son fonctionnement de détail. Du caporal au capitaine, on verrait les zones d’action ouvertes à l’effort de chacun s’envelopper sans se recouvrir. On verrait l’autonomie s’établir partout en proportion de la responsabilité, car nulle part, et pas même pour un sous-ordre, on ne supplée le chef[1]. Mais cette étude plus spéciale nous ferait tourner le dos à nos conclusions ; il est temps au contraire d’en finir avec les analyses et de jeter en arrière un regard d’ensemble.

Nous avons vu, du haut en bas, le droit de commander se fonder

  1. « A l’ataman la première lippée et la première frottée » est une autre maxime familière au général.